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SORCELLERIE

 

D'après une idée originale de Fanny.

 

Sorcellerie

 

Mes longues boucles brunes s'échappaient de mon chignon, effleurant mon visage. Le solstice d'été approchait, le temps des moissons allait débuter et semblait promesse d'abondance. Les derniers rayons du soleil caressaient les champs d'orge qui recouvraient les collines basses en bordure de route. Malgré la saison, l'air devenait frais à l'approche du soir. Je ne portais que ma robe de serge fine et usée, celle que ma mère avait agrémenté de chutes de dentelles aux poignets, et même si elle m'arrivait comme il se doit au-dessous des genoux je sentais le froid peu à peu me prendre. Posant mon panier à terre, j'en sortis mon gilet dont je m'enveloppais les épaules.
J'allais avoir quinze ans et l'on me disait jolie. Je revenais de chez ma tante, qui m'avait accueillie quelques semaines afin de m'apprendre les rudiments du commerce, car elle tenait à la ville voisine une épicerie. J'en avais profité pour faire provision de confitures pour l'année. Nous avions discuté longuement avant de nous séparer et l'un de ses voisins, un aimable charpentier en partance pour le nouveau chantier naval de la presqu'île de Boston, venait de me déposer en carriole au carrefour du chemin. A présent je pressais le pas car il se faisait tard.
Parvenant aux premières maisons du village, je compris tout de suite que quelque chose n'allait pas. Le vieux Fitzgerarld avait quitté le fauteuil sur sa véranda et le portail de la clôture de Mme Winston était demeuré entrouvert ; quelques unes de ses poules en avaient profité pour s'échapper et picoraient du fumier à la ferme voisine. Les rues étaient désertes. Par dessus tout, un étrange silence pesait. Le village semblait abandonné.
Je scrutais alors le ciel qui s'assombrissait déjà à l'opposé du village et mes craintes se firent certitude : un ruban noir de fumée s'y élevait, triomphant. J'éprouvais un sentiment de dégoût. Baissant les yeux, je continuait ma route en direction de la demeure. Au fur et à mesure que j'avançais, j'entendais les murmures sourds de la foule. Il me fallut faire un grand détour mais l'horrible odeur de chair brûlée parvint bientôt à mes narines.
Poussant la porte de notre maison de bois blanche, je pénétrais enfin, soulagée, dans la pièce principale plongée dans une semi obscurité. J'y découvrais mon père attablé devant la cheminé, fixant les flammes d'un air hébété, le visage presque enfoui dans ses larges mains, pleurant et hoquetant de douleur. J'en fus choquée et restais tout d'abord interdite, car mon père se trouvait être un fort gaillard et je ne l'avais jamais vu ainsi s'abandonner, même le jour où notre unique jument était morte en mettant bas son dernier poulain.
- Papa, qui est-ce cette fois ? Qu'as-tu à pleurer ainsi ? Est-ce quelqu'un qui nous est proche ? Et maman et Benjamin sont-ils là-bas, eux aussi ?
Il releva son regard vers moi, comme s'il venait seulement de s'apercevoir de ma présence, sans prendre la peine de sécher son visage. Les flammes dansaient en ses yeux.
- J'ai envoyé Benjamin chez ses grands-parents - un sanglot l'emporta - mais ta mère, ta mère…Je n'ai rien pu faire.
Il n'en dit pas plus et je compris soudain l'effroyable réalité. Je me précipitais alors dehors en hurlant, repoussant la porte à la volée, et me mit à courir comme une folle vers l'entrée principale du village, là où l'on dressait depuis plusieurs mois des bûchers.
Je croisais les gens qui se dispersaient à présent, chacun pressé de rentrer chez soi. Les bousculant sans ménagement, je me frayais un passage parmi eux. Ils s'écartaient sans dire mot mais quelques mains tentèrent de me retenir. J'entendis crier mon prénom. Aveuglée par les larmes, irradiée de douleur et de fureur, je parvins sur la place presque désertée et m'arrêtait enfin, éperdue, le cœur battant la chamade.

Le lieu avait été choisi en raison de la présence du seul puit du village sur ce terrain rocailleux. Comme nous l'avait complaisamment expliqué Joshua le prévôt, cela permettait deux choses distinctes et complémentaires. D'abord, s'agissant d'un lieu de passage obligé, nul ne pouvait ainsi ignorer le bûcher. Ensuite, et le prévôt semblait ravi de son idée, à chaque exécution publique imposée, les villageois devaient emplir leurs seau et éteindre le feu à son signal, lorsqu'il jugeait le moment opportun, afin que le corps supplicié ne soit pas totalement consumé. Ainsi, le malheureux ne se trouvait pas seulement brûlé, mais sa pitoyable carcasse restait accrochée par de solides chaînes au poteau du bûcher, exposée de longs jours à la vue de tous en signe d'avertissement. Le prévôt n'était pas un homme particulièrement cruel ; il se targuait simplement d'exercer sa charge de la meilleure manière qu'il soit. C'était un américain d'origine anglaise, un puritain, et l'église presbytérienne avait trouvé en lui l'un de ses plus fidèles représentants. Car il ne se contentait plus de prôner le rigorisme des mœurs, il participait activement à la chasse aux sorcières qui avait enflammé depuis quelques mois la côte Est, de Charleston à St John.
Le bûcher était presque entièrement consumé. Je distinguais à travers un fin nuage de cendre et de suie qui m'obscurcissait la vue, la silhouette de ma mère suspendue à ses chaînes, pantin effroyable dont les pieds flottaient étrangement au dessus du bois restant. Bien qu'elle paraisse méconnaissable, j'y retrouvais celle qui m'avait porté en son sein, aimé et protégé contre les violences de notre époque. Son corps avait cessé de se tordre sous la morsure des flammes. Sa tête reposait sur son épaule. L'odeur était épouvantable.
Je me sentais impuissante, j'étais désespérée et honteuse de ne savoir comment lui venir en aide. Néanmoins, emplie de rage de la découvrir ainsi exposée aux regards, suffoquée d'horreur et inconsciente de mon audace, je me précipitais vers ses liens afin de libérer sa dépouille et me brûlais les doigts sur le métal de la chaîne encore chaud.
Je n'avais pas même accordé d'attention aux personnes présentes. Des mains me saisirent rapidement. On m'écarta. Je me débattais en vain, aveuglée par mes cheveux et mes larmes brûlantes. On enserra une corde autour de mes poignets et m'entraîna. Je continuais néanmoins à me débattre et distribuais des coups de pieds inutiles quand je me retrouvais tout à coup face au prévôt.
Joshua me fixa tout d'abord sans rien dire de toute sa hauteur. C'était sa manière à lui d'intimider son interlocuteur. Au creux de profondes orbites bordées de cils drus et hirsutes, ses yeux gris ardoise vous jaugeaient. Son visage presque ascétique et d'un teint gris maladif, entouré de longs cheveux noirs et raides, était inquiétant. Mais sur l'instant je n'éprouvais aucune peur. Juste un mélange de rage et de désespoir. Ma première réaction fut de lui cracher au visage. Surpris, il recula, sortit un mouchoir de ses habits et se nettoya.
- Je ne vous en veux pas. Vous arrivez trop tard. Vous n'avez donc pu assister au procès de votre mère. Sa culpabilité ne faisait aucun doute. Nous avions de nombreux témoins. Moi-même ainsi que ma famille assistions aux faits. Nous étions attablés à l'auberge et l'avons vu changer le vin en eau. Seule une sorcière peut être capable d'un tel acte.
- Mensonges ! Ma mère n'a jamais commis le moindre acte de sorcellerie ! Je suis d'ailleurs sûre qu'elle n'a pas avoué !
En disant cela, je réalisais trop tard mon erreur. Je ne niais pas l'existence des sorcières mais lorsqu'une personne était accusée de sorcellerie, on créait un tribunal pour juger la malheureuse, et je savais qu'il s'agissait d'une parodie de jugement. La plus tard du temps, la victime était seulement coupable d'avoir avoué sous les effets de la torture, ce que ses juges avaient bien voulu lui faire avouer.
- Je vous répète que de nombreuses personnes présentes à l'auberge ont constaté la véracité des faits. Nous n'avions pas besoin de ses aveux.
Cela en était plus que je ne pouvais en supporter : je m'effondrais sur le sol en perdant conscience.

Je m'éveillais l'esprit confus sans comprendre tout d'abord où je me trouvais. Allongée sur une paillasse, mon regard ne rencontrait qu'un mur inconnu plongé dans l'obscurité. Je me retournais et compris que l'on m'avait incarcérée. La cellule était exiguë et aveugle ; une porte me faisait face. On avait seulement meublé d'une paillasse à même le sol de terre battue, d'un tabouret - à l'usage d'un éventuel visiteur ? - et d'un baquet d'eau. Une fosse d'aisance nauséabonde servait de toilette dans un coin. Je découvris à mes côtés une écuelle et un gobelet vide. Une lanterne hors de portée au plafond diffusait une faible lueur. Comme la plus part des maisons du village, les murs de la pièce étaient faits de bois, mais ils reposaient sur une assise en pierre : je me trouvais sans aucune doute dans la demeure du prévôt.
J'embrassais tout ceci d'un rapide coup d'œil car la porte retint aussitôt mon attention. On y frappait de petits coups discrets et répétés. Je devinais que je leur devais mon réveil. Constatant que je n'étais pas entravée, je me levais, fut sujette à un étourdissement et me dirigeais vers la porte en chancelant. On y avait pratiqué une ouverture barreaudée dans la partie haute. J'y découvrais, surprise, de grands yeux clairs et fiévreux dévorant un jeune visage. Un garçon ?
- Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?
- Vous êtes si jolie. Ne faites pas de bruit, on pourrait nous surprendre.
A cette surprenante entrée en matière je demeurais sans voix. Le visage s'écarta et une main menue passa à travers les barreaux.
- Serrez-moi la main. N'ayez pas peur.
- Dans quelle intention ?
- Serrez la donc. Ayez confiance, vous ne risquez rien, je suis votre ami.
J'obtempérais, intriguée par la demande et subjuguée par cette voix jeune mais au ton si assuré. Il me serra alors fortement la main et je sentis une douce vague de chaleur monter en mon bras et envahir progressivement tout mon être. L'impression était surprenante, mais surtout très agréable. Enfin il m'abandonna et me dit seulement :
- Nous nous reverrons. Prenez-soin de vous.
Et j'entendis ses pas légers s'éloigner, me laissant perplexe et troublée.

Le lendemain matin, un garde m'apporta un petit déjeuner frugal. Je fis une rapide toilette comme je le pu. Quelques instants plus tard il revint pour me conduire à travers le bâtiment jusqu'aux appartements du prévôt. Il s'arrêta devant une large porte sculptées d'innombrables figures de Saints et après y avoir frappé m'introduisit dans un vaste salon.
Joshua me tournait le dos. Il se tenait face à une large fenêtre et observait la cour en contrebas, une main appuyé sur le rebord. Près de l'autre fenêtre, à gauche d'une cheminée, une femme assise sur un siège à haut dossier, un ouvrage de couture à la main, me dévisageait. Je devinais qu'il s'agissait de son épouse. Mon père se précipita sur moi et me tint dans ses bras. Je fis de même, tout en observant la pièce. De riches boiseries recouvraient les murs et le plafond était lourdement décoré. Mais l'absence de tenture et la simplicité des meubles contrastaient avec l'ensemble.
Joshua pivota et s'approcha de nous. J'écartais doucement mon père.
- Alors, jeune fille, êtes-vous revenue à de meilleures dispositions ? Votre père est venu tôt ce matin afin de quémander votre liberté. Mais vous n'êtes pas vraiment notre prisonnière. Il ne tient qu'à vous de sortir d'ici. Mon épouse et mon fils ont même intercédé en votre faveur. Qu'en dites-vous ?
- Eh bien, lui répondis-je, étonnée de ma voix calme et posée, je n'ai qu'une hâte, c'est de fuir cet endroit et vous-même.
Il fronça les sourcils mais ma réponse sembla le satisfaire. Il donna l'ordre à l'un de ses gardes de nous reconduire vers la sortie, mon père et moi.
Celui-ci nous dirigea vers une porte ouverte sur la cour. Nous passâmes sous un porche pour déboucher en pleine lumière. Un jardin ombragé aménagé harmonieusement autour d'une fontaine apportait de la fraîcheur. La beauté des lieux me surprit. Il y avait là des orangers et des pommiers, et des parterres de fleurs. J'aperçus une femme et un enfant assis sur un banc de pierre, à l'écart. L'enfant tenait un livre à la main, et la femme, vraisemblablement une gouvernante au vu de sa tenue et de ses manières, lui parlait en faisant de grands gestes. Il écoutait distraitement, quand il me vit. Malgré la distance, je reconnus aussitôt le regard : c'était le jeune garçon de la veille. Il devait avoir quelques années de moins que moi. Je lui souris tristement, tout en poursuivant notre chemin. Il me suivit des yeux jusqu'au portail. Au moment où celui-ci ce refermait derrière nous, je tournais la tête dans sa direction ; il n'avait pas cessé de me fixer.

Six ans s'écoulèrent. Six longues années pendant lesquelles j'habitais chez ma tante, l'aidant de mon mieux dans son commerce, refusant de revenir sur les lieux du drame. Mon frère et mon père venaient quelques fois me rendre visite. Mon père ne se déplaçait jamais seul. Il ne s'était jamais remis de la disparition de Mathilde. Ce jour-là j'appris sa mort par un court billet adressé par mon frère aîné. Il me conviait à l'enterrement prévu en fin de semaine. Je savais qu'il avait reprit la ferme familiale et s'en occupait fort bien.
J'arrivais tôt dans la matinée. Ce n'était pas un jour gris et pluvieux comme on pourrait se l'imaginer. Au contraire, il s'agissait d'une magnifique journée de printemps, douce et paisible, qui me rappelait celle du drame. Mon frère m'avait apprit quelques années plus tôt que le prévôt avait été lynché par les villageois un jour de grande révolte, je ne craignais donc pas de le rencontrer. Sa femme avait quitté le village, avec son fils sans doute. Cette vengeance m'avait laissée presque indifférente. Nul ne pouvait me rendre ma mère.
Mon frère s'étonna de me trouver inchangée. J'allais vers mes vingt deux ans mais en paraissait dix huit. Lui s'était étoffé avec le temps ; c'était à présent un grand gaillard, au front haut et à la carrure de paysan.
Quelques amis et connaissances se joignirent à nous et le prêtre ouvrit la marche. Nous suivîmes le corbillard jusqu'au cimetière, procession silencieuse qui, comme je le savais devait nous amener auprès de la tombe de ma mère. Les gens que nous croisions évitaient bien souvent mon regard, et je devinais que les événements du passé restaient violemment marqués en leurs esprits, mais je n'y prêtais guère attention.
L'enceinte du cimetière couronnait une colline, des vagues de chaleur s'élevaient des champs, la vue faisait honneur aux résidents. Un chien maigre se roulait en gémissant dans l'herbe, sur une tombe. Je me demandais s'il s'agissait de celle de son maître. Comble de malheur, un groupe semblable au nôtre se recueillait déjà dans un coin éloigné du cimetière.
La fosse côtoyait celle de ma mère et tandis que le prêtre ouvrait sa bible afin de nous en lire quelques lignes de circonstance, je ne pouvais m'empêcher de fixer sa stèle. Ce n'était pas la mort de mon père que je ne pouvais admettre, c'était celle de ma mère. Nous prononçâmes " Amen " lorsque le prêtre nous y invita. Quatre hommes entreprirent de descendre à l'aide de cordes le cercueil de mon père dans le trou qui me faisait penser à une plaie béante aux bords boursouflés. Il me parut si profond que je me penchais pour suivre la descente. Lorsque les cordes furent remontées à la surface et que mon père trouva enfin sa place pour l'éternité, je ramassais une motte de terre grasse et la jetais sur le bois couleur de miel sous les rayons du soleil au zénith.
Mon frère me tenait le coude gauche. Je remarquais que ses yeux, comme les miens sans doute, étaient secs et perçants. Enregistrant un mouvement du coin de l'œil, je me tournais dans sa direction, et vit l'autre groupe remonter l'allée centrale. Un personnage s'en détacha et se dirigea vers moi. Je sentis le sang me monter à la tête et mon cœur s'emballa lourdement.
L'enfant avait grandi, mais le jeune homme qui me faisait face à présent avait peu changé. Le teint pâle, d'une étrange beauté, ses grands yeux clairs me dévisageaient avec insistance, comme si mon âme n'avait pas de secret pour lui. En raison des circonstances et de mon émoi inexplicable, je fus terrorisé à l'idée qu'il puisse deviner mon trouble. Il me dit ces quelques mots : " Je suis désolé pour la disparition de vos parents. Moi-même, j'ai perdu les miens. La mort nous a déjà fait nous rencontrer mais je suis persuadé que d'autres liens nous unissent. Permettez-moi de vous saluer ". Puis il s'avança, me prit la main et l'embrassa. Il recula d'un pas, me salua de la tête, remit son chapeau et rejoignit l'allée principale.
Je sentis alors peser sur mes épaules le regard des gens qui m'entouraient et me retournais vers eux.

Quelques mois plus tard, j'étais en train de déterrer des bulbes dans le jardin de ma tante, à l'arrière de la maison, lorsque celle-ci vint m'annoncer qu'un jeune homme demandait à me voir. Il n'avait pas donné de nom. Je me relevais, retirais mes gants, secouais mon tablier taché par la terre et me dirigeais vers l'entrée de la maison tout en rajustant rapidement mon chignon.
Un jeune homme m'attendait effectivement sur le perron, vêtu d'un costume sombre et coiffé d'un chapeau. Je reconnus en lui le fils du prévôt, rencontré lors de l'enterrement de mon père.
A sa vue, des sentiments divers et troubles s'emparèrent de mon esprit, puis un élan puissant monta du fond de mon être. Je me mis à trembler de tout mon corps et mes jambes fléchirent. Ma gorge se serra. Il se passa alors quelque chose d'étrange : submergée par ces émotions que je ne comprenais pas, je descendis les marches vers lui. Il me fixait dans une attente muette et dévouée. Je l'entourais de mes bras et le serrais fortement contre ma poitrine. Mon regard croisa alors celui d'une veille femme qui s'était arrêtée de marcher, un lourd cabas à la main, surprise sans doute de nous voir ainsi enlacés, et je réalisais que je pleurais ; elle devait penser que nous partagions une grande souffrance.
Nous ne devions plus nous quitter.

Au décès de ma tante, nous avions reprit son épicerie. Notre commerce était florissant, suffisamment en tout cas pour nous faire vivre sans grands soucis du lendemain. Nous habitions une région réputée pour la qualité de ses textiles et ses multiples emplois. J'avais hérité de ma mère le goût de la couture et j'excellais dans les travaux de broderie sur les robes, les coiffes et le linge de maison. On faisait souvent appel à mes talents. Quant à Jonathan, il s'était prit de passion pour les ouvrages écrits. Il commandait quantité de livres rares qu'il revendait à prix d'or à quelques érudits, tout en disposant d'un fonds de romans dramatiques ou d'amour pour des dames avides de romantisme.
Nous nous étions mariés. Bientôt, je compris que tous deux nous partagions la même singularité : le temps avait peu d'emprise sur nous, nous paraissions la moitié de notre âge. Je m'en inquiétais auprès de Jonathan. Il me répondit en riant qu'il avait fait le même constat. L'amour qui nous unissait si fortement, en était sans doute la raison. Peu importait. J'étais toujours aussi belle pour lui, et lui se sentait toujours aussi jeune pour m'honorer. Cette répartie me laissait insatisfaite. Je me demandais si ma mère, après tout, n'avait pas été un peu sorcière ; mais dans ce cas, en quoi Jonathan pouvait être concerné ? Je voulus consulter une vieille femme réputée comme sage et de bon conseil. Elle possédait quelques talents de guérisseuse et les mettait au service de la communauté. Je ne sais pas si elle avait vendu son âme au diable, mais toutes les sorcières ne sont pas maléfiques. Comme disait Jonathan, la connaissance de toute chose peut nous épanouir, c'est l'usage que nous faisons de cette connaissance qui peut être répréhensible. Jonathan s'y opposa ; sa résistance m'étonna mais je n'insistais pas. Après tout, c'était notre secret.
Nous nous efforcions de vivre normalement, mais de part le ralentissement du processus de vieillissement qui se remarquait de plus en plus, nous eûmes peur de susciter la curiosité et d'alimenter des rumeurs malveillantes envers nos personnes. Nous décidâmes alors de ne jamais demeurer plus d'une dizaine d'années au même endroit, et nous nous mîment à changer régulièrement de ville, tout en conservant notre activité commerciale. Nous nous sentions comme des parias, des fugitifs.
Je n'avais plus de convictions religieuses et Jonathan n'avait jamais adhéré à celles que ses parents puritains avaient tenté de lui inculquer. Nous ne croyons pas au dieu que l'on voulait nous imposer, juste à un dieu qui nous avait crée, qui nous observe et à qui nous devrons rendre compte le moment venu. Si Dieu existait, nous désirions seulement qu'il nous laisse vivre en paix.
Nous n'avions pas d'enfants, mais j'avais fait le deuil de cette absence. Jonathan disposait d'un cœur tendre comme un pudding frais. Il m'aimait comme on idolâtre une madone. Il s'arrangeait toujours pour satisfaire mes désirs, dans la mesure de nos possibilités. Je lui avais confié que j'aimerais pouvoir jouer du piano. Le jour de mes trente ans, une cliente me fit venir chez elle en prétextant une réparation urgente. A mon retour, il avait réussit à faire livrer et installer par je ne sais quel miracle, un piano droit du plus bel effet, à l'étage de l'épicerie où nous avions notre appartement. Je pris des cours auprès de la femme du pasteur qui tenait l'orgue lors de la messe.

Aujourd'hui Jonathan se meurt. Il a soixante treize ans, mais ce n'est pas la vieillesse qui l'emporte, c'est la maladie ; une maladie qui le ronge peu à peu et contre laquelle nous luttons sans espoir depuis plusieurs mois. Assise à son chevet, je tiens l'une de ses mains tremblantes entre les miennes, tentant de lui apporter un peu de réconfort. Il se meurt et nous ne pouvions faire semblant de l'ignorer plus longtemps. Je vais le perdre et il représente ma seule raison de vivre ; nous n'avons pas eu d'enfants. Nous avons toujours paru la moitié de notre âge, mais il n'en est plus ainsi pour Jonathan. Le temps a semble-t-il reprit son dû. Son corps s'est amaigri, il ne peut plus se déplacer, et sa maigreur me rappelle la silhouette pathétique de ma mère sur le bûcher. Ses traits se sont creusés à tel point qu'il en est devenu méconnaissable. Ses lèvres exsangues murmurent des propos incompréhensibles, il est fiévreux et délire. De temps en temps je passe un linge frais sur son front moite. Mon émoi est grand et je sais qu'il le ressent. De plus en plus souvent, il tousse puis crache du sang dans un mouchoir qu'il garde en boule serré dans son poing. Je sais que je n'aurais plus à le laver.
La lumière du jour filtre à travers les rideaux. L'instant est silencieux. Tout à coup les pensées de Jonathan m'assaillent. Des images oniriques défilent en désordre dans mon esprit. Puis la douleur. Comme une aiguille s'enfonçant derrière mes yeux, propageant un venin dans mes veines. Je suis prise d'un vertige confusionnel. Que m'arrive-t-il ? Puis " j'entends " dans ma tête Jonathan. Il me dit de ne pas avoir peur. Il me dit qu'il doit me parler. Il s'excuse pour la souffrance qu'il sait m'infliger. Il cherche les mots pour me parler, pour m'expliquer. Sa main frémit sous la mienne. De nouvelles vagues de douleurs défilent, puis finissent par s'évanouir.
Il m'explique alors qu'il a baissé son écran mental, que je peux lire en lui, et brusquement tout se déverse en moi.
Jonathan a douze ans. Il vient de pénétrer dans la salle interdite, en l'absence de ses parents qui l'ont laissé sous la surveillance de sa gouvernante. Elle dort depuis longtemps. Il a récupéré la clef qu'il savait cachée dans l'un des tiroirs du bureau à son père. Il découvre dans des vitrines des objets mystérieux, dont un grimoire couvert d'inscriptions, ornés d'enluminures et d'images explicites ; on y voit des démons, le diable lui-même et différentes représentations d'ingrédients. De part son éducation il sait écrire. Alors il recopie tout ce qu'il peut à la va-vite sur des bouts de papier, tout ce qui lui semble intéressant au vu de la présentation des effets de chaque sortilège.
Plus tard, il réalise que la plupart de ces formules complexes sont hors de sa portée car il lui est impossible de se procurer certains des ingrédients nécessaires à leur application.. Mais d'autres, faciles à mémoriser et à mettre en pratique, ont retenu son attention. Ses premiers essais sont maladroits et infructueux, d'autant qu'il ne peut se confier à personne. Il sait qu'il brave des interdits, mais il n'en a cure car l'expérience le fascine. S'armant de patience, il parvint à obtenir quelques résultats significatifs : allumer ou éteindre une bougie, invoquer une douleur chez quelqu'un (mais pas la guérir) - ce qu'il ne se prive pas d'expérimenter sur son père - changer l'eau en vin, et inversement…
L'aveu me tétanise. Mon cœur s'est arrêté. J'ai un mouvement de recul. Son esprit m'échappe. J'ai lâché sa main et le fixe hébétée. Ses yeux fiévreux scrutent ma réaction. Alors sans plus attendre, il me raconte la scène de l'auberge, celle qui a coûté la vie à ma mère, et je comprends qu'ainsi il ne soulage pas seulement son esprit, mais aussi son cœur. Pendant de longues années, il avait vécu avec ce fardeau, n'osant m'en parler de peur de rompre les liens d'équilibre si parfait qui nous unissaient, craignant que je m'éloigne de lui, craignant de perdre mon amour. Ce secret jour après jour l'a insidieusement dévoré de l'intérieur, du moins c'est ainsi qu'il trouve un sens à la maladie qui le frappe comme une inévitable rédemption. Et je vois à travers son esprit l'effroyable vérité.
Ma mère apportait à la table de ses parents venus s'entretenir avec le tavernier une cruche d'eau. Le hasard voulu qu'au moment même où elle versait l'eau dans les pichets, Jonathan aperçut du coin de l'œil une bougie déposée par mégarde sur un tonneau proche et qui menaçait d'enflammer une tenture en s'affaissant dans ses derniers instants. Rapidement il murmura quelques mots pour l'éteindre, mais dans sa précipitation il se trompa de formule, et l'eau se transforma en vin sous les yeux horrifiés de ma mère, sous ceux de ses parents et devant l'assistance qui regardait ces derniers avec hostilité. Pétrifié, incapable de réagir, Jonathan ne dit mot. Lâchement, il laissa le destin décider de la suite des événements. A l'époque, il craignait et haïssait son père, et le pensait capable de le soumettre au bûcher, tout enfant qu'il fut. Ma mère avait payé pour lui.
Torturé par les conséquences de ses actes, il avait tenté en partie de se racheter. Amoureux de moi depuis le premier jour où il m'avait vue passant dans la rue du village, il était venu me rendre visite en prison le soir de la mort de ma mère, me sachant si proche, et m'avait transmis par le toucher la capacité de ralentir le processus de vieillissement. Il avait déjà effectué l'opération sur lui-même mais n'était pas sûr de son efficacité. Je revois la scène qui est restée gravée au fond de ma mémoire.
A compter de ce jour, il s'était juré de ne plus utiliser ses dons, quoiqu'il advienne, et il avait tenu sa promesse.
Je suis au bord des larmes. Je lis en lui tant de souffrance. Nous ne disons mot. La lumière du jour abandonne progressivement la chambre et les ombres s'installent. Je n'ose me lever pour allumer une bougie. A quoi bon. Nous nous regardons dans la pénombre. Ma main glisse lentement sur les draps froissés et empoigne la sienne. Je perçois comme un soupir de soulagement en lui.
Et nous attendons ainsi que la nuit l'emporte.