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Préface d'Yvan Soltys

 


Artgill n'est plus. A l'occasion du vingtième anniversaire de sa mort, Souki, sa veuve, a décidé de rééditer son premier recueil de nouvelles. Elle m'a demandé de bien vouloir en écrire la préface. Lourde tâche. Si entre lui et moi s'était instaurée une solide amitié, nous n'étions pas des amis de longue date.
Quelqu'un a écrit : " Tous les artistes tourmentés ont recherché bonheur et paix de l'âme à travers l'évasion et imagination ". Cette phrase s'applique si bien à Artgill. Il a toujours vécu dans les nuages, dans les fantasmes de l'enfance. Ce n'était pas quelqu'un de commun, malgré les apparences. Je ne sais pas grand chose de son enfance, si ce n'est que pour lui cela semblait " L'âge d'or ". Benjamin de sa famille et seul garçon, il était le chouchou de sa mère, ce qui irritait profondément ses trois sœurs. Il se confiait plus volontiers sur son adolescence.


Période ingrate pour chacun, il en parlait avec amertume, comme si de grandes choses qui ne s'étaient jamais concrétisées n'avaient fait que le frôler. Il m'avait confié un jour qu'il avait connu son meilleur ami, son " alter-ego " disait-il, en dernière année du collège Pierre Brossolette à Bondy. Celui-ci s'appelait Philippe Labbaye si ma mémoire est bonne. Né le même jour et le même mois qu'Artgill, mais un an plus tôt. Comme deux compères, ils croquaient la vie à pleines dents. Pendant les cours, ils ne faisaient que glousser et rire d'un rien, ainsi que le font plutôt les filles à cet âge. A l'heure du déjeuner, Philippe l'emportait en zigzaguant sur le porte-bagages de son solex vers le pavillon de ses parents près de la gare. Ils y écoutaient les sketches des Frères Ennemis en 33 tours et d'autres comiques. Cette forte amitié fut rompue lorsque les parents d'Artgill l'inscrirent au lycée de Saint-Ouen, près de la Porte de Clignancourt, non loin des puces, n'ayant pu trouver de place dans les lycées des environs.


Du jour au lendemain, Artgill se trouva exilé, dans de vieux bâtiments promis prochainement à la démolition. Il fut tout de suite marqué par la mixité, chose impensable au collège, et qui le troubla fort. Mais il se considérait comme un étranger parmi ses jeunes qui se connaissaient déjà pour la plus part.
Cette année-là, Artgill écrit sa première nouvelle : " La boîte ". Elle raconte l'histoire d'un homme, se réveillant dans une boîte apparemment hermétique, paralysé, n'ayant conservé que la vue. Cette boîte s'avérait être un tiroir de morgue. Sa veuve venait reconnaître son corps, après un terrible carambolage de véhicules sur l'autoroute, et brusquement tout revenait à la mémoire de l'homme. Puis la boîte se refermait sur ses cris muets. Artgill se souvenait l'avoir rédigé à l'encre bleu clair, avec son premier stylo à plumes, en plastique transparent. Elle finit à la poubelle quelques années plus tard car il la jugeait maladroite.


Inscrit en classe littéraire, on lui fit lire " L'étranger " de Camus, qui l'imprssionna fortement. C'est ainsi qu'il se sentait lui-même, parmi les autres jeunes auxquelles il ne parvenait pas à s'identifier. Mais déjà à l'époque il lisait beaucoup.


Il avait commencé très tôt. Il dévorait les livres de ses sœurs. La bibliothèque rose y passa, suivi de la bibliothèque verte. La série des Contes et Légendes (lorsque sa mère se rendait chez le coiffeur à Paris, elle ne manquait pas de lui en ramener un tome), puis ses premiers auteurs fantastiques : Gaston Leroux, Alan Edgar Poe, Lovrecraft. Par la suite, il découvrit la Science Fiction, quand l'une des ses sœurs lui prêta " Le monde des non-A " de A. E. Van Vogt. Il se mit à acheter les livres de S.F. de la collection " J'ai lu " à leur parution. Simak, Asimov, Sturgeon défilèrent. Enfin, sur le tard, il s'émerveilla des univers complexes et décalés de Philip K. Dick qui devint son auteur favori.
Une autre passion l'animait. Pendant les cours scolaires qu'il jugeait ennuyeux, il se mit à dessiner. Plus tard, pendant une longue période de chômage, il passa un temps infini à tirer des traits à l'encre de chine puis par la suite au feutre noir sur des feuilles blanches qu'il vénérait. Il y portait beaucoup d'attention et faisait preuve de patience, y consacrant de nombreuses heures, ce qui peut paraître curieux lorsque l'on connaît son tempérament agité.
Il connut quelques amours fiévreux et stériles, devint totalement paresseux, et loupa son examen de bac avec la peur au ventre du cancre de fonds de classe que l'on envoie au tableau.


Enfant, il entendait les disques de chansons à texte de ses sœurs tourner sur le pick-up familial : Marie la Forêt, Leny Escudero, Alain Barrière, Jean-Ferrat, Léo Ferré…Adolescent, il se mit à écouter Led Zeppelin, Deep Purple, Genesis et Santana. Il voulut devenir ébéniste, passa quelques mois chez un fabricant d'étuis pour instruments de musique du Faubourg St Antoine à Paris en tant qu'apprenti, et en ressortit dépité. Il entreprit quelques boulots, rencontra sa première femme, se maria et partit aussitôt au service militaire ; s'en échappa, et trouva du travail grâce à l'un de ses beaux-frères dans une petite compagnie d'assurance où nous fîmes connaissance.
S'ensuivit quelques mois plus tard une soirée mémorable où nous prîmes l'une de nos plus belles cuites, ce qui crée des liens, vous en conviendrez. Nous fîmes aussi quelques parties d'échecs à la pause du déjeuner et des concours de lancer d'élastiques dans les compartiments des chandelles métalliques où nous empilions les contrats traités à la chaîne. A cette époque là, nous ne parlions ni musique ni littérature.


Puis je partis m'établir à Avignon en profitant de l'occasion qui m'était offerte par la compagnie d'Assurances qui avait jugé bon d'y créer une délégation régionale, et nous nous perdîmes de vue.
Quinze ans plus tard, il profitait à son tour d'une opération de décentralisation dans le cadre de la fusion de l'entreprise avec deux autres pour venir s'installer avec femme et enfants à Marseille. J'y travaillais depuis peu, tout en continuant d'habiter la banlieue avignonnaise, en raison de la fermeture de la délégation d'Avignon. Il y divorça rapidement et s'installa dans un grand appartement avec vue sur Marseille et la mer. Pour des raisons financières et afin d'éviter de nombreux aller-retour à mon domicile, j'avais acheté un studio qui jouxtait l'immeuble où nous travaillons. J'y passais quelques soirées en semaine. Nous eûmes ainsi l'occasion de nous retrouver certains soirs après le travail.
Nous échangions des propos sur les livres et la musique tout en buvant des bières. C'était un buveur de bière invétéré. Nous nous prêtions constamment des disques. La musique était devenue sa principale passion. Il se disait " musicophage ". La musique qu'il écoutait ressemblait à son écriture : lyrique, tourmentée, sourde, parfois éthérée. Nous avions des goûts différents, j'aimais plus particulièrement le Gothique, et lui le Blues et la Pop Lyrique, mais nous partagions parfois les mêmes musiques. Il était toujours avide de nouveaux sons. Il eut aussi sa période puzzle : il pouvait passer des heures à les assembler tout en écoutant de la musique au casque.
Enfin, il avait une autre passion qui m'exaspérait : les jeux vidéos. Je ne comprenais pas comment il pouvait demeurer aussi longtemps sur un siège, devant un écran d'ordinateur, à taper sur un clavier et à agiter une souris, pour tirer avec des armes barbares dans un univers virtuel. Un jour où je lui demandais comment il pouvait faire autant de choses en un laps de temps aussi court : lire, écrire, faire de la randonnée, regarder des films, écouter toute cette musique, jouer à des jeux vidéos ; il me répondit, un sourire amer sur les lèvres : " Mais je n'ai que cela à faire ! " (à l'époque il n'avait pas encore rencontré Souki).


C'était quelqu'un de très matérialiste, il aimait s'entourer d'objets auxquels il tenait particulièrement (on retrouve la description d'une partie de son appartement dans " Jeu de piste ") mais il faisait aussi preuve d'une imagination débordante. Son esprit vagabondait, il ne parvenait pas à fixer son attention très longtemps. Ce qui explique sans doute qu'il était bavard.
Un jour, je lui confiais avoir écrit quelques nouvelles, réunies sous forme de recueil, sous le thème du fantastique : histoires de tristes personnages martyrisés par des démons. Je lui en proposais la lecture. Il se prit au jeu et très consciencieux m'en proposa diverses corrections. Nous en discutâmes âprement. Puis quelques semaines plus tard il me présenta sa première nouvelle : " L'auréole ", qui ouvre ce recueil. Il a dû trouver l'envie et l'inspiration en mes écrits malhabiles car depuis ce jour il ne cessa d'écrire. Sa véritable ambition était de devenir un grand dessinateur ; il admirait les images fantastiques de Luis Royo, Boris Vallejo et Frank Frazetta, le style Comics de Michael Turner (Witchblade, Darkness, Fathom). Mais le destin en décida autrement. Sa fille fit carrière comme styliste de mode mais devint plus particulièrement célèbre pour ses dessins qui agrémentèrent des couvertures de magazines et des livres pour enfants, et ses bandes dessinées (les séries " Brumeuses saisons " et " Obscurité déferlante " pour laquelle Artgill écrivit le scénario).


S'il est surtout connu pour ces romans " Scénario à rebours ", " L'ange de la miséricorde " (Prix Goncourt 2011) et sa fabuleuse trilogie " L'homme écartelé ", je suis heureux de participer aujourd'hui à la réédition de ses premières nouvelles trop souvent méconnues, accompagnées de textes qu'il n'avait jamais jugé bon de publier.
Artgill était fasciné par la mort et plus particulièrement par l'un de ses vecteurs : le suicide. Pourtant, je sais que la vue du sang l'effrayait. Je pense qu'il a longtemps souffert du " mal de vivre ". A la fin de sa vie, il ne lisait plus que des romans policiers, genre noir par excellence. Cette mort est omniprésente dans ses récits. Il fut profondément marqué par le décès de son fils. L'écriture devint un exutoire.


A propos de son épouse il disait : " Elle me materne. J'adore ça ; à tel point que si elle disparaissait, je n'y survivrais pas ". Mais il craignait par-dessus tout la vieillesse et ses conséquences. C'était devenu pour lui une obsession. Il refusait de vieillir et ne désirait qu'une chose : retrouver son âme d'enfant. Le terme de la vieillesse est abordé dans l'une des nouvelles qui suivent : " Sorcellerie ", sa nouvelle sûrement la plus romantique. J'aurais aimé qu'il rédige lui-même cette préface, mais le destin en a décidé autrement.
J'ajouterais une dernière chose : ces nouvelles que vous allez à votre tour découvrir, ami lecteur, on parfois été écrites sous l'emprise de l'alcool. Artgill n'a jamais été aussi bien en verve qu'avec un verre de bière à sa portée. Elles sont empreintes de maladresses, de naïveté, d'erreurs de jeune auteur, mais elles sont le précurseur de sa folie littéraire. Alors, soyez indulgents, et bonne lecture !

 

 

Yvan Solstys est le Directeur de la chaîne radiophonique " Black Moon ". C'est aussi le prolifique auteur de la collection " Les nerfs à vifs ", romans horrifiques pour adolescents. En 2008 il a publié son plus célèbre roman "Les captifs des limbes " histoire d'amour atypique entre archanges, qui lui valut le prix Lovrecraft décerné chaque année au meilleur roman de jeune auteur dans le style horreur et fantastique. Aujourd'hui il vit dans un ranch camarguais, en compagnie de sa femme, de ses deux enfants, et de son chien Natty, un labrador femelle.