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Le bâillement

 

Le bâillement

 

Une grande salle encombrée par des tables. Murs couverts d'étagères surchargées de livres, d'accessoires de dessin et autres occupations artistiques… Un enfant seul au fonds de la salle, occupé à écrire ou à dessiner. Impossible de savoir à cette distance. S'agit-il d'un centre de loisirs ?
Une télévision grand écran au son coupé diffuse des images sur l'un des murs ; malgré ses efforts Roman n'en distingue pas le sens. Il réprime difficilement un bâillement et cherche des yeux un distributeur à café.
Un homme jeune entre d'un pas décidé et pose devant lui sur la table un plan qu'il déroule. Leurs regards se croisent mais ses lèvres ne laissent pas passer le bonjour attendu.
Au lieu de cela, brusquement il dit en montrant le plan écarté entre ses mains : - Voilà ! Il me faut une barre cylindrique de 45 cm de longueur et 0,63 de diamètre en (suit un mot incompréhensible) pour le faire fonctionner.
Roman examine le document.
On y distingue une sorte de tronçon de voie ferrée surélevée sur des pylônes, en forme de spirale, comportant un wagon à chaque extrémité. Un peu comme dans une fête foraine ou une mine. En dessous, dispersés, on distingue des sortes de stands, des amas de planches, des tas d'objets métalliques et autres, comme dans un chantier organisé.
- Je ne comprends rien à ce que vous me dites.
Il s'éloigne vers le téléviseur et l'autre le suit nerveusement. Roman appuie sur la touche ronde au bas de l'écran ; rien ne se passe. Il insiste.
- Vous voyez bien que ça ne fonctionne pas, fait l'autre.
Il s'assied à une table, étale à nouveau son plan et le regarde. Ils sont proches de l'enfant à présent et Roman a brusquement une idée.
- Ecoutez, vous êtes peut-être un bon technicien mais si on ne comprend rien à ce que vous dites cela ne sert à rien. Essayer d'apprendre les mathématiques à un enfant de 6 ans et vous verrez.
Puis il se tourne pour s'éloigner, mais semble hésiter, se retourne et ajoute comme s'il avait peur qu'on se méprenne sur ses propos, comme pour lui-même : " Je ne l'ai pas fait, mais je sais ce que cela représente. Et il se dirige vers la porte à la recherche d'une machine à café ".

Richard Gilbert appuya sur la touche orange de la console qui vira au vert, retira le casque qui le rendait claustrophobe dès que la connexion était rompue et le posa sur la surface lisse de son bureau. Par delà la vitre il faisait sombre. Une immensité sans étoiles.
Il se pencha, prit son stylo plume entre ses doigts, une antiquité, cadeau de son ex-épouse. Il se renfonça dans son profond fauteuil en cuir jaune, étendit un bras, ouvrit un tiroir et avala prestement une gélule de X-Full accompagnée d'un verre d'eau.
Puis il bailla. Se pencha à nouveau sur son bureau, examina les notes étalées devant lui et appuya sur une touche de l'interphonic.
- Isabelle, c'est bien Faulkner qui a en charge Roman, code T117711 ?
- Oui, Monsieur.
- Dites-lui de venir dans mon bureau au plus tôt.
Richard bailla à nouveau sans retenue. Il était épuisé. Et il avait la migraine. Il abusait de Rachel et le savait. Mais il ne pouvait s 'en empêcher. C'était comme une drogue. Ses nuits et la qualité de son sommeil en pâtissaient. Rachel était super, un substitut extra depuis le départ de sa femme qui l'avait quitté depuis, voyons… quinze mois déjà, embarquant son fils et sa fille pour Charleston, à plus de six cent kilomètres d'ici.
Rachel était presque parfaite parce qu'il avait su faire le bon choix. Elle avait coûté fort chère et il n'aurait pu l'échanger de sitôt contre un autre modèle.

John Lee Fitzpatrick réprima un bâillement, se déconnecta et posa le casque sur son bureau. Décidément le bâillement était vraiment communicatif. Il surveillait le dossier Gilbert depuis sept mois et il en avait sa claque. Il y avait trop de bugs dans le programme. On avait pris du retard et ça retombait sur son dos. Ses supérieurs lui mettaient la pression. En particulier Johnson qu'il détestait. C'était un déviant et il n'avait jamais pu s'habituer à ces types là. Ils constituaient une race à part, c'était des individus imprévisibles, instables. Ils le rendaient nerveux et agressif.
Il se leva et se dirigea vers la porte. Leva les yeux vers le plafond et nota que trois plaques lumineuses vibraient seulement sur les quatre. Le mur de gauche derrière la représentation géante du planisphère phosphorescent semblait légèrement incurvé. Quelque chose clochait. Un effet secondaire du Valspacium ?
Il actionna la poignée et poussa la porte.
Devant lui s'étendait à l'infini, sans horizon, un sol gris métallique sous un ciel bleu métallique.