La
voie des armes
On vient de terminer notre cinquième
partie de tarot et comme d'habitude je me retrouve à sec. On
joue plus souvent à la belote contrée, mais aujourd'hui
on est cinq autour de la table du réfectoire. Les cartes, c'est
pas mon truc, mais il faut bien s'occuper pour tuer le temps, à
la prison des Baumettes. J'apprécie de faire un peu de jogging
le matin à la fraîche, même si j'ai un peu l'impression
de tourner en cage, comme un hamster pédale sur sa roue, car
on a vite fait le tour de la cour intérieure. Quand à
la salle de musculation, il ne faut pas y traîner trop souvent
tout seul. A Marseille, le soleil du mois d'août tape dur sur
les bâtiments en béton. Pas question de pratiquer le foot
ou le basket dans cet enfer. On apprécie d'être à
l'ombre, si je peux me permettre ce jeu de mots. On passe donc nos après-midi
à glander, regarder la télé ou papoter, à
faire un peu de muscul pour les plus courageux, à jouer aux cartes
et même à des jeux de société, comme de grands
enfants sages.
Comme je l'ai dit, je n'aime pas trop les cartes, mais les gars avec
qui je joue sont plutôt sympas ; comparés aux autres zigottos,
je veux dire. On s'entend bien, ils ne me cherchent pas de poux, je
fais de même et c'est l'essentiel. Intégré dans
leur groupe, je me sens même en sécurité. Faut dire
que Martelli en impose : cent trente sept kilos tout en muscle, des
bras comme des battoirs, un crane chauve entièrement tatoué
d'un poème d'Apollinaire, et un sourire équivoque qui
va d'une oreille à l'autre, comme une tranche de pastèque
bien mure. Il est guadeloupéen. Moi je suis un petit gabarit,
et contrairement aux idées reçues, je ne maîtrise
aucun des arts martiaux de mon pays d'origine.
Il me reste seulement trois clopes, mais je ne fume pas, je les utilise
comme une monnaie d'échange. Je fais un peu figure de privilégié
ici, car je reçois régulièrement des colis postaux:
cartouche de cigarettes, timbres, papier à écrire, bandes
dessinées, pains de pâte d'amande (mon péché
mignon).
Freddy repousse sa chaise en arrière, faisant crisser les pieds
métalliques sur le carrelage, allonge ses jambes osseuses sous
la table, croise les bras, et me dévisage comme s'il allait me
débiter un discours:
- Dis-donc Tiang. Tu as entendu parler de la fille qu'on a butée
le mois dernier au pavillon des femmes. Tu sais sûrement ce qui
c'est passé, t'es toujours au courant de tout. Si tu nous racontes
son histoire, on te refile les clopes que tu viens de perdre. Tu marches
?
Je suis connu pour mes talents de narrateur. Quand je raconte une histoire,
les mecs semblent boire du petit lait. On s'emmerde tellement ici. Faut
dire que j'ai de l'imagination à revendre, c'est même en
partie pour ça que je me trouve là aujourd'hui. En principe
je préfère raconter mes histoires à la nuit tombante,
juste après le repas du soir, avant qu'on nous enferme dans nos
cellules respectives. A ce moment là, les mecs sont plus attentifs.
- C'est ça, ajoute Leandreau, tu sais des trucs sur elle ? Tout
le monde en parle, mais les gens ne savent pas grand chose. On sait
même pas comment elle est morte. Le maton qui l'a trouvée
refuse d'en parler. Et à l'infirmerie, ils causent pas non plus.
Je les regarde tour à tour, un sourire ironique sur les lèvres,
en plissant un peu les yeux, ma manière à moi de faire
mijoter l'auditoire.
- C'est bien possible. Je jette un coup d'il à l'horloge
murale, puis aux gars qui traînent dans la salle. D'accord, mais
je veux d'abord une canette de Coca (je suis un gros consommateur de
sucre).
Freddy se lève. Trois minutes plus tard, il pose la canette devant
moi en disant : " T'as intérêt à être
bon le niak ! ". Je ne me formalise pas, c'est comme un jeu entre
nous ; Freddy et moi on s'entend plutôt bien, car on partage une
même passion, celle des armes blanches. Je le surnomme le black
et lui m'appelle le niak : on forme le duo " Black and Niak ",
un peu comme " Black et Deker ".
Je bois une gorgée, faisant durer le plaisir, pose mes coudes
sur le bord de la table, et puis j'attaque.
" La lame courte et aiguisée du couteau de chasse éventra
lentement Katia. Les chairs s'écartèrent comme des lèvres
écarlates sous la pression de la peau tendue comme une outre
pleine de vin. Gorgiu tremblait à peine mais il prenait soin
de fixer son regard sur l'opération afin de ne pas rencontrer
les yeux morts de Katia. Maintes fois, il avait eu l'occasion de découper
avec ce même couteau du gibier de chasse : du lièvre surtout,
mais aussi du sanglier, quelques rares cerfs et une fois un ours brun;
jamais jusqu'à ce jour une peau humaine, encore moins celle d'une
femme. Il avait tranché peu profond, et s'appliquait de peur
de toucher l'enfant. Il n'avait attaqué pour l'instant que le
derme, et le sang perlait sur le blanc de la graisse sans jaillir. Sa
main gauche posé sur le ventre rebondi, il repassa dans le sillon
du même mouvement de lame crantée et le sang se mit cette
fois à ruisseler. Transpirant à grosses gouttes malgré
le froid qui régnait dans le wagon, il se retenait de gémir,
les maxillaires bloqués, des crampes lui taraudant l'estomac
comme s'il tailladait son propre corps.
Quelqu'un hors de son champ de vision lui épongea le front d'une
écharpe sale. Personne ne parlait autour de lui. Quelques femmes
marmonnaient peut-être des prières, mais si bas qu'il n'aurait
pu le jurer. Il sentait les regards du groupe qui épiaient ses
gestes, attendant le dénouement. Et lui découpait la viande
comme un boucher, car c'était ça son vrai métier
: il tenait auparavant une boucherie, et jamais il n'avait vu opérer
une sage-femme et encore moins un accoucheur. Soudain un petit corps
recroquevillé apparut à travers une fine membrane veinée
de sang comme la couleur d'une tache de vin sur le bois d'une table.
Alors, suspendant sa main, il expira profondément un grand coup
et son souffle sembla emplir l'espace exiguë. Puis il perça
et il lui vint à l'esprit qu'il ouvrait un cur et que ce
cur recelait encore la vie. Des mains s'empressèrent soudain
et des cheveux occultèrent sa vue. Il recula, mais déjà,
car il fallait faire vite pour récupérer cette vie, on
lui présentait l'enfant, ou plutôt une masse sanglante
et gluante reliée par un cordon grotesque au ventre béant.
Il fut soulagé de donner le dernier coup de couteau libérateur.
Aussitôt le bébé disparut de sa vue.
Demeuré à genoux sur le sol métallique du wagon,
tremblant à présent de tous ses membres, c'est à
peine s'il sentait le poids des mains sur ses épaules qui le
retenaient de s'effondrer ; il crut qu'il ne pourrait jamais se relever.
Mais alors un cri retentit, le cri d'un nouveau-né qu'on venait
d'arracher à la mort et qui criait sa douleur d'entrer dans la
vie. Et il sut qu'ils avaient réussi à triompher de l'impossible.
Comme s'il avait guetté cet instant, le train s'ébranla
lentement et repartit vers sa destiné ".
- C'est elle ? Jeanka ? la nana ?
Les deux autres regardent Daoud, comme s'il vient de lâcher une
caisse sans prévenir. Il a un nom imprononçable, alors
on l'appelle par son prénom.
- Tu nous les brise, Daoud, fait Freddy. Faut toujours que tu l'ouvres.
Tu nous casses le rythme de l'histoire, tu peux pas fermer un peu ta
grande gueule.
Daoud commence à se lever, mais Martelli intercale un bras puissant
devant la poitrine de Daoud, sans bouger la tête, ses doigts de
géant écartés, et dit :
- Daoud est Roumain, ça doit lui rappeler de mauvais souvenirs.
Daoud regarde le crane de Martelli puis se rassit simplement. Je continue
mon récit.
"Vingt six ans s'écoulèrent.
Jean, la brune aux cheveux mi-longs et au charme certain, découpa
une nouvelle portion de fromage, un chaume fort en goût comme
un munster, se l'enfourna dans la bouche, attrapa une tranche de pain
et se versa un verre d'Anjou. Debout derrière elle, Chris, la
blonde aux cheveux courts, lui pelotait les seins. Elle avait passé
ses mains sous le tee-shirt à l'effigie d'un M. Smile pleurant
des larmes de sang.
Le vin était excellent. Jean tendit son verre à Chris
et examina l'étiquette : Cuvée du festival d'art lyrique,
Château Pimpean
parfum de fruits rouges. C'était tout
à fait ça, elle lui trouvait un arôme de fruits.
Chris reposa le verre sur la table ronde en mosaïque. Se tournant
vers elle, Jean s'aperçut qu'elle avait les lèvres pourpres.
Elle la tira vers elle et lui lécha la lèvre inférieure,
puis l'embrassa goulûment à pleine bouche.
Chris remit ses mains sous le tee-shirt. Jean possédait des seins
lourds en forme de poire et aux larges mamelons. Chris en raffolait.
Les siens étaient plutôt menus mais tout en pointes.
- Jean. Va falloir que tu te décides.
- Je sais. Mais c'est un gros coup, on risque notre peau cette fois,
j'hésite.
Jean retira les mains de Chris et la regarda longuement, pensive.
- Ecoute, tu sais que je tiens à toi. Alors d'accord, on se refait
puis on se range. Après on finira notre vie dans les îles
en roucoulant.
- Bon. Alors appelle ton mec car c'est pas avec nos flingues à
la Bonnie and Clyde qu'on va attaquer la diligence.
Jean alla chercha son téléphone portable dans la poche
de son blouson et composa le numéro qu' elle avait inscrit au
stylo à bille sur le fond de son paquet de Stuywesant. A la troisième
sonnerie on décrocha.
- Nous sommes prêtes. Où peut-on se rencontrer ? "
C'était trop beau pour être
vrai, non seulement le type leur avait fourni les infos nécessaires
à l'opération, mais il allait également les équiper
en armes.
La baraque se trouvait dans une petite rue tranquille d'un vieux quartier
pavillonnaire voué à une prochaine destruction, sur les
bords de Seine à Suresnes. Nombre de maisons semblaient inoccupées.
L'aménagement urbain n'était plus entretenu. Aucun lampadaire
ne fonctionnait. Les herbes folles envahissaient les jardins dont les
palissades autrefois blanches réclamaient désespérément
un coup de peinture. L'ombre des bulldozers des prometteurs planait
sur l'endroit.
La veille maison en meulière avait encore fière allure,
coincée entre un entrepôt désaffecté et un
autre pavillon frère jumeau. Manifestement, son propriétaire
ne semblait pas prêt à quitter les lieux. Elles se garèrent
un peu plus haut dans la rue, devant une ancienne droguerie à
la vitrine couverte d'affiches, elles-même recouvertes de tags
et graffitis, juste devant la carcasse carbonisée d'une Piontac
1963 échouée là on ne sait comment. Le coin paraissait
assez calme malgré tout, elles ne craignaient pas trop pour leur
voiture, une Renault 11 qui ne payait pas de mine avec sa carrosserie
bosselée et ses traces de rouille mais dont le capot cachait
un vrai pur sang. Avant de s'aventurer dans le secteur, elles avaient
prit soin d'échanger les plaques avec des fausses fabriquées
par un ami.
Une ampoule brillait sous le porche. Les fenêtres du rez de chaussée
laissaient filtrer un peu de lumière à travers des rideaux
sombres. Comme convenu, Jean donna un coup de fil de son portable, attendit
deux sonneries et raccrocha. Elle avait mémorisé le numéro
; plus de paquet de cigarettes, pas d'enregistrement dans le répertoire
de la carte Sim, et le téléphone allait terminer sa vie
dans une bouche d'égout : pas de trace à remonter. Quelques
secondes plus tard, la lumière s'éteignait. Après
un dernier coup d'il aux alentours, elles descendirent du véhicule
et s'approchèrent en privilégiant la pénombre.
Chris se posta du côté droit de la porte - elle était
gauchère - tandis que Jean appuyait sur le bouton de la sonnette,
un sac de sport au bout de l'autre bras. Elles portaient toutes deux
des gants de cuir souple. Cela semblait justifié par le froid
mordant de la saison, on était à la mi-décembre.
La porte bleu nuit était manifestement métallique. Elle
repéra une serrure cinq points. Un carillon à trois sons
résonna dans la maison comme un air de fête. Elle comprit
plus qu'elle ne vit qu'on l'observait à l'illeton.
- Où est votre copine ? Vous êtes seule ?
La même voix croassante qu'au téléphone. Chris fit
un pas sur le côté tout en croisant les bras sur sa poitrine,
afin d'entrer dans le champs de vision de leur interlocuteur. Elles
entendirent des cliquetis métalliques et la porte s'entrouvrit.
Le type avait des sourcils et des cheveux blancs, et tenait une tasse
à café en porcelaine dans la main gauche. Pas du tout
l'idée qu'on se fait d'un revendeur d'armes : un vieux en pull
jacquard et pantalon velours marron usé, avec des yeux soupçonneux,
comme si un représentant en encyclopédie douze volumes
venait de se présenter à sa porte.
- Eymel ?
- Bien sûr que je suis Eymel. Vous croyez peut-être que
c'est mon petit-fils qui tient mon commerce. Ne vous fiez pas aux apparences,
jeunes femmes, et ne restez pas sur le seuil, j'ai toujours des voisins
et ils ont parfois la langue bien pendue.
Il les guida le long d'un étroit couloir mal éclairé
jusqu'au salon. Ca sentait le plat cuisiné réchauffé.
Elles s'attendaient à y découvrir un intérieur
vieillot et bourgeois : fauteuils en velours élimés, tapis
aux couleurs passées, bibelots innombrables et pathétiques
sur des meubles qui auraient fait leur temps - y compris sur la plaque
en marbre d'une cheminée - tableaux champêtres ou reproductions
d'uvres célèbres aux murs ; et une multitude de
chats pour unique compagnie.
Les papiers peints et les peintures venaient d'une autre époque,
mais la pièce était équipée de tout ce que
la technologie multimédia pouvait vous fournir de nos jours :
écran télé plat sur son pied rutilant, ensemble
acoustique cinéma, magnétoscope et lecteur DVD, chaîne
hi-fi, micro-ordinateur sur son meuble-bureau. Et au centre de tout
cela trônait une table immense dont le plateau semblait de titane,
recouvert d'un fouillis inimaginable de composants électroniques,
de livres et revues, et d'outillage.
- Eh oui, je sais, ça surprend. J'attends qu'on m'exproprie au
bon prix pour aménager dans un lieu qui me siérait mieux.
Bon, vous avez l'argent ? C'est bien sûr ? Car je vous l'ai dit,
je ne fais pas crédit.
Chris mit la main à sa taille, comme si elle allait ouvrir la
petite sacoche en cuir qu'elle y portait. Au lieu de cela, elle repoussa
du coude son anorak et brandit un revolver qu'elle braqua sous le nez
du vieux qui recula d'un pas.
- Vous n'allez pas faire ça ? Vous n'y pensez pas ? Mes tarifs
sont tout à fait raisonnables.
Manifestement il lui en fallait plus pour perdre son sang froid.
- Roland vous a recommandées. Vous êtes si jolies. Pourquoi
faites-vous cela ? Vous commettez une erreur, vous savez, je suis connu
dans le métier.
- T'occupe, le vieux. Conduis-nous à la cave. On sait que ton
arsenal s'y trouve, et pas d'entourloupe.
Eymen remarqua que Jean tenait elle aussi à présent un
flingue à la main, un Glock 22, fabrication 1992 arrêtée
depuis septembre 1999. Le chien en était relevé. Il poussa
un long soupir, leur tourna le dos, et les mena vers une porte située
sous l'escalier intérieur qui menait à l'étage.
Un boîtier à touches discret était directement soudé
sur la porte blindée. Eymen sentit le canon froid de l'arme sur
sa tempe.
- Tente quelque chose et je te descends. On a besoin de ces armes. C'est
juste qu'on a pas le pognon nécessaire. Figure-toi qu'on a tout
dépensé en culottes coquines. Alors ne fait pas le con.
On prend juste ce qu'il nous faut et on se barre. Ni vu, ni connu, tu
n'entendras plus parler de nous.
- Ca va, ça va, j'ai compris.
Chris nota à tout hasard dans sa mémoire le code qu'il
composait. La porte s'ouvrit. Il la fit pivoter sur ses gonds.
- Attends. Ecarte-toi, je descends la première. Ma copine fermera
la marche.
La cave aveugle était tout à fait ordinaire mais impeccablement
tenue. Des murs gris en meulière, mais pas de toiles d'araignées,
pas d'humidité. Une lumière crue éclairait un établi
de bois vide, des bidons de diverses tailles sur le sol de béton
peint, trois armoires métalliques contre un mur, et des séries
d'étagères où se côtoyaient des outils, d'innombrables
boîtes alignées, des cartons marqués d'inscriptions
au feutre et des bocaux de confiture. Deux des armoires étaient
des armoires fortes et comportaient des serrures à code également.
Chris posa le sac de sport sur l'établi.
- Pour l'instant tu t'en tires très bien. Tu vas juste nous ouvrir
les portes et t'écarter, sans jouer les héros.
Eymen obtempéra. Les armes longues s'alignaient sur les râteliers,
les courtes sur des étagères avec des boîtes de
munitions. Tandis que Jean braquait le vieux, Chris s'empara d'un fusil
à canon scié et d'un pistolet mitrailleur, repéra
les cartouches correspondantes et posa le tout près du sac. Puis
elle choisit un petit revolver chromé qu'elle empocha prestement.
Pour terminer, elle repéra un revolver et son silencieux, l'examina
rapidement, assembla le tout et en vérifia le fonctionnement.
Puis elle en éjecta le chargeur et y introduisit tranquillement
les balles trouvées dans l'une des boîtes.
Eymen pâlit : " Vous n'allez quand même pas
".
Chris se tourna vers lui et tira deux fois à bout portant, en
pleine poitrine. Cela fit simplement deux ploufs assourdis. L'homme
s'affaissa, la bouche grande ouverte avec une expression stupide d'étonnement
sur son visage. Elle se pencha vers lui et lui tira une troisième
balle dans la tête, faisant rebondir le crâne sur le sol.
Le sang s'étala lentement sur la peinture grise.
Jean regarda le vieux, son arme inutile pendant au bout du bras, puis
Chris. Le vrombissement d'un moteur de moto résonna dans la rue
et s'éloigna.
- Ce type m'était bien sympathique.
- Pas de sentiments autrement qu'entre nous, sinon tu te perdras, et
nous perdras. Ce monde est fait pour les autres, pas pour nous. Il nous
faut le voler pour survivre et il nous faut nous accepter ainsi, sinon
à quoi bon vouloir encore exister. Pas de trace derrière
nous. Bon, maintenant on enfourne ce qu'on peut dans le sac, on se tire
et on balance au passage le silencieux dans une bouche d'égout."
J'ai la bouche sèche de tant parler. Je m'arrête et
bois une longue gorgée de soda. Les gars ne disent rien, ils
attendent. La lumière du jour commence à faiblir derrière
les fenêtres aux barreaux. La salle s'est peu à peu vidée.
Un coup d'il rapide à la pendule et je reprends l' histoire.
"Derrière la vitre fumée de la cabine, le conducteur
du fourgon blindé regarda ses trois collègues s'engouffrer
dans le batiment, leurs sacs de toile et une mallette vide à
la main, puis reporta son attention sur le parking du centre commercial.
Le talkie-walkie et la liaison radio avec le centre crépitaient
dans le vide sur le tableau de bord. Il n'aimait pas se trouver là.
Noël approchait. Pour certains, c'était le meilleur moment
de l'année, une période de fêtes et de cadeaux où
l'on se retrouvait en famille. Pour d'autres, ceux qui n'avaient plus
de famille et qui parfois même se trouvaient à la rue,
il s'agissait d'une période insupportable. Pour lui, c'était
pire : il risquait sa vie. Trois semaines plus tôt, un gang avait
braqué un fourgon à l'aide d'un lance-roquette sur une
nationale dans le sud de la France. Ses collègues s'en étaient
sortis indemnes cette fois-là. On avait beau faire grève,
dénoncer les conditions de travail, réclamer des moyens
supplémentaires, obtenir des promesses qui se concrétisaient
au compte-gouttes, on ne s'en retrouvait pas moins tôt ou tard
à servir de cible vivante aux gangs organisés, de mieux
en mieux équipés. Au moins, lui restait dans le véhicule
aujourd'hui.
Beaucoup de monde sur le parking, malgré le soir déjà
venu depuis quelques heures et le froid sec qui s'intensifie. Beaucoup
trop de monde. Les gens se précipitent frénétiquement
les derniers jours à la recherche des cadeaux manquants. Lui
même et son épouse n' avaient terminé leurs achats
qu'hier matin. Ils avaient eu un mal fou à dénicher la
grue mécanique géante que désirait Guillaume, leur
fils de six ans.
Ce secteur du parking était habituellement plus calme, car situé
à l'arrière du centre et éloigné des issues
principales. D'habitude on effectuait les virées de jour, mais
la fréquence s'intensifiait en cette période, et on n'embauchait
pas pour autant de personnel supplémentaire. De plus, l'éclairage
était défaillant, plusieurs lampadaires ne fonctionnaient
pas, abandonnant certaines zones aux ombres, en particulier le mince
trottoir bordant le bâtiment où deux femmes discutaient
près d'un caddy débordant de boîtes de cadeaux enrubannés.
Qu'attendaient-elles à cet endroit au lieu de se tirer ? Qu'un
véhicule vienne les chercher peut-être. Elles devaient
avoir froid malgré leurs longs manteaux, leurs gants et leurs
bonnets de skieuses. Plus loin un couple chargeait le coffre de leur
voiture. De l'autre côté, une femme dégageait un
caddy, un type attendait auprès elle. Un autre type garait sa
voiture. Des familles poussant leurs chariots chargés se hâtaient.
Attention, deux types sortaient d'un véhicule, les portières
arrières s'ouvraient également, un couple d'adolescents
suivit. Nom de dieu ! Qu'il était nerveux !
Une voix émana du tableau de bord.
- Robert, ici le centre, rien à signaler ?
- Non, tout va bien, Tango 3. Je vais joindre mes collègues.
Il appuya sur une touche par trois fois, sans quitter des yeux le parking.
- Comment ç se passe? Tango 3 (le code signifiait que tout était
normal de son côté).
- Tango 3, on a presque fini, on arrive. On pénètre dans
le couloir. Ouvre l'il.
Les deux femmes au caddy se décidèrent à bouger,
mais elles se dirigeaient lentement vers la porte qui menait à
la salle forte. Manquerait plus qu'une attaque suivi d'une prise d'otage.
Heureusement, pas de gamin, ni personne d'autre dans le coin, à
part un homme plus tout jeune, les mains dans les poches, qui rejoint
le trottoir. Mais il faudrait être fou pour attaquer seul deux
porteurs de fonds armés, avec un troisième posté
dans le fourgon.
Jean et Chris approchaient du point
d'interception. Jean qui poussait le caddy se figea, plia sa jambe droite
en arrière, descendit son regard vers elle et porta la main à
sa basket, comme si quelque chose la gênait . Chris attendait,
un long paquet sous le bras. Toutes deux guettaient du coin de l'il
la porte par laquelle les deux hommes allaient surgir. "
Je m'arrête à nouveau,
attrape ma canette et me marre en voyant la tête que font les
mecs qui m'entourent. Pourtant j'en ai encore pour un bon bout de temps
à raconter mon histoire.
- Et si on faisait une petite pause ? Disons jusqu'à demain matin,
je commence à fatiguer.
Les gars me décrochent un sourire. Daoud ouvre la bouche :
- Déconne pas Tiang, tu joues avec ta vie, là.
- J'aime bien ton humour, Daoud.
" Et ils émergèrent.
" On y va ! " cria Jean, et elle dégagea le fusil à
pompe de son manteau. Chris fit sauter le couvercle du paquet qu'elle
tenait et empoigna le pistolet mitrailleur. Elles se précipitèrent
d'un même mouvement vers les deux hommes. Elles se trouvaient
très proches mais Chris hurla :
- Posez le fric à terre et agenouillez-vous. Bien. A présent,
déposez vos armes, doucement, tout doucement devant vous, puis
mettez vos mains derrière la tête.
L'effet de surprise joua en leur faveur. Les hommes qui leur faisaient
face conservèrent leur calme ; ils portaient des gilets pare-balles
et s'étaient préparés à ce genre de situation.
Lors de plusieurs formations, on leur avait expliqué comment
réagir. Dans ce cas de figure, d'abord toujours obtempérer.
Eviter en premier l'effusion de sang, surtout dans un lieu public. Ne
pas se prendre pour des cow-boys. Ils firent donc ce qu'on leur demandait.
Jean s'empara aussitôt de deux sacs de la main gauche, puis recula,
les braquant toujours de son arme. Chris ne ramassa pas les armes, elle
se contenta de les repousser du pied aussi loin que possible. Le temps
leur était compté. Un coup d'il sur la cabine surélevée
du fourgon lui permit de vérifier que le troisième employé
restait dans le véhicule, où il s'agitait en faisant de
grands gestes ; manifestement il avait déjà donné
l'alerte. Chris ramassa la valise, il s'agissait de loin de la prise
la plus intéressante car elle contenait l'argent en liquide.
Dans les sacs se trouvaient les chèques et les facturettes de
Carte Bleu. Les chèques étaient en partie récupérables,
les facturettes seraient détruites.
Personne ne criait, c'était bon signe, on ne les avaient pas
encore remarquées. Elles avaient été inspirées
de détruire la veille quelques ampoules de réverbères,
l'endroit était quasiment dans l'ombre. Chris se tenait trop
proche. Elle pivota et se précipita vers la voiture qu'elles
avaient laissée moteur tournant : quinze mètres à
parcourir. Il lui revenait de prendre le volant. Jean attendit qu'elle
atteigne le véhicule . Elles se trouvaient dans les temps. Maintenant
il s'agissait de prendre congé.
- Ne cherchez pas à nous suivre. Vous n'êtes pas assez
payés pour jouer les héros.
Ils acquiescèrent d'un même signe de tête. Elle remarqua
que le plus gros transpirait. Le jeune mordillait sa lèvre inférieure.
Il était effrayé et semblait près à lécher
le sol si elle lui demandait. Elle recula rapidement de deux pas, le
troisième ne quittait pas son véhicule. Bien. Elle pivota
et se précipita, dirigeant dans son mouvement le canon de son
arme vers le sol
et se trouva nez à nez avec un type sorti
de nul part. "
Deux gars se mettent soudain à s'invectiver. Le jeu de dames
qui reposait entre eux sur la table va voler par terre. Tout le monde
sursaute. Ils repoussent leurs chaises pour en venir aux mains. Déjà,
un surveillant se précipite tandis que son collègue observe
la scène, derrière le vitrage de sécurité
du bureau.. Rien de grave, ça se calme vite. Je passe la main
dans mes cheveux en brosse.
" Qu'est-ce que ce type fait là !?
L'homme au long manteau noir a dépassé la soixantaine.
Les rares cheveux sur son crâne sont grisonnant. Il porte un chapeau
comme on n'en fait plus et des lunettes aux verres teintés sur
un visage mince à fine moustache. Il se dégage de tout
cela une certaine élégance.
Jean lui est rentrée dedans et sous le choc ses lunettes ont
sauté. Il la dévisage, hébété, reprenant
son souffle. Un mot sort de sa bouche : " Fatia ! ". Elle
ne sait qu'une chose : elle doit passer, sa vie en dépend à
présent. Alors elle fait la première chose qui lui vient
à l'esprit, car le type l'empoigne maintenant par les épaules
comme si elle était sa meilleure amie. Elle relève le
canon du pistolet mitrailleur et lâche une rafale à bout
portant. Le type s'efface au ralenti comme dans un film, mais déjà
elle court, elle monte dans la voiture dont Chris a laissé la
portière passager ouverte, et qui démarre sur les chapeaux
de roues. Elle entend alors seulement les cris, et Chris qui lui demande
si ça va. Le véhicule traverse le parking en faisant crisser
ses pneus. Les piétons s'écartent comme ils peuvent. C'est
la panique. Jean se retourne et tends le cou pour apercevoir le fourgon.
Il les suit déjà, mais de très loin. Le conducteur
est peut-être seul, car il faut aussi qu'ils s'occupent du type
qui perd son sang sur le trottoir, mais il est dangereux : elles savent
qu'il est en liaison radio avec sa société. Elles abandonnent
le centre, tournent à droite au rond-point, emprunte la rue principale
très animée, bariolée par les guirlandes lumineuses
des fêtes, puis brusquement Chris donne un violent coup de volant.
La voiture monte sur le terre-plein central bas et traverse la voie
en zigzaguant dans un concert de coups de freins et de klaxons. Elle
pénètre dans la station-service en face mais ne va pas
vers les pompes. Des clients médusés la voient foncer
vers la station de lavage. Encore un virage négocié, cette
fois elle fait face au mur du fonds. Chris ralentit mais ne s'arrête
pas. Devant elles, un trou dans les parpaings, juste assez large pour
laisser passer un petit véhicule de tourisme. Chris s'engage
comme une pro ; il faut dire que son père était instructeur
en conduite sportive chez les gendarmes et qu'il lui a apprit pas mal
de chose. Elles savent que le fourgon ne pourra pas suivre. Elles n'ont
rien laissé au hasard. La nuit précédente, elles
ont retiré quelques parpaings pour agrandir le passage. Elles
débouchent dans une rue calme bordée de longs entrepôts.
Trois voies possibles. Elles bifurquent à gauche, puis à
droite. Encore une centaine de mètres, puis elles stoppent en
double file au travers de la voie avant l'angle de la prochaine rue,
et s'extirpent comme des folles de la voiture. Elles transfèrent
armes et bagages dans le coffre de leur Renault 11. Jean allume un cocktail
Molotov et le jette sur le siège avant de la voiture volée.
Personne ne les suit encore. Chris est déjà au volant.
Jean s'installe par terre à l'arrière et se couvre d'une
veille couverture. Elles retirent perruques, bonnets et lunette qui
disparaissent également sous la couverture. Jean entasse tant
bien que mal sur elle les paquets qu'elles avaient laissés sur
la banquette arrière. Une sirène de police retentit quelque
part, très loin. Une rue, une deuxième, les voilà
sur le boulevard qui descend vers l'autoroute. Chris allume l'autoradio,
et la voix de Sinnead O' Connor s'élève pour célébrer
leur chanson fétiche : " Peggy Gordon ".
Trente-cinq minutes plus tard elles s'immobilisent enfin devant un box
parmi tant d'autres, au sous-sol d'un immeuble. Elles l'ouvrent, y garent
la voiture, referment derrière elles, et entreprennent de remplacer
les plaques de la voiture.
Dés le lendemain matin, la presse quotidienne se fit l'écho
de leur exploit, en gros titres à la une. On s'émerveillait
de leur audace. Mais on déplorait aussi la mort du passant innocent,
qui s'était trouvé sur les lieux au mauvais moment. Un
court article lui était même destiné en page trois.
Jean le parcourut avec curiosité. On y retraçait sa carrière
édifiante. Il s'appelait Yvan Dubuisson. Ancien émigré
ukrainien, il avait perdu sa femme avant d'arriver sur le territoire
français. Commençant par travailler pour une petite entreprise
de plomberie générale, il avait déposé un
brevet pour un nouveau système révolutionnaire de raccordement
de tuyauterie, avait très rapidement crée sa propre entreprise
et fait fortune. Il s'était fait naturalisé français
et en avait profité pour faire franciser son nom. On ne lui connaissait
pas d'enfant légitime. Il avait adopté un jeune asiatique
et l'avait désigné comme héritier. Suivaient quelques
considérations insipides sur sa triste destinée et les
lois impitoyables du hasard.
Dans l 'article en première page, on expliquait sa présence
sur les lieux du braquage. Il venait chercher à la pharmacie
du centre un médicament nécessaire pour son cur,
après être passé dans une bijouterie où il
avait acheté une bague à sa nouvelle fiancée, une
animatrice d'émission télévisée célèbre
qu'il fréquentait depuis quelques mois.
L'actualité politique prit bientôt le pas sur celle des
faits divers. Un dernier article fit le point cinq semaines après
les événements, mais il était fort maigre : les
enquêteurs n'avaient toujours pas d'indice, aucune piste à
explorer ; la carcasse calcinée du véhicule volé
n'avait fourni aucun élément, les témoignages visuels
s'accordaient mal, seuls les transporteurs de fonds avaient décrit
précisément les agresseurs, mais les deux femmes portaient
manifestement des perruques blonde et brune et les lunettes très
larges cachaient le haut de leurs visages. Le modèle de paire
de lunettes de ski retrouvée près du visage de l'innocent
piéton se vendait dans tous les magasins Carrefour. On tenta
quand même d'établir un portrait-robot, sans succès.
On évoqua bien un couple de femmes qui avaient déjà
effectué quelques attaques à main armée de supérettes,
dans la banlieue est de la région parisienne, et soupçonnées
de trafic de cartes bancaires, mais sans conviction.
Chris et Jean avaient remis les fonds à un intermédiaire.
Ce dernier avait pour mission d'ouvrir la mallette sans déclencher
le mécanisme d'encrage des billets qui les aurait rendus inutilisables.
Il devait aussi repérer d'éventuels billets marqués
à l'encre invisible, par balayage d'une lampe à ultraviolets,
et remettre les chèques à des professionnels qui savaient
les recycler.
Les employés chargés du comptage des fonds dans la salle
forte du centre commercial n'avaient pas eu matériellement le
temps de noter les numéros de série des coupures. Ils
s'étaient contentés d'en pointer quelques uns. Ceux-là
s'avéraient dangereux à écouler. Aussi fallait-il
blanchir l'argent. L'intermédiaire allait prélever dix
pour cent des fonds pour sa tâche. Dans l'immédiat il leur
avait verser un acompte de dix mille Euros. Il devait aussi leur reverser
vingt cinq pour cent des revenus des chèques, ce qui représenterait
une somme considérable car beaucoup de gens avaient réglé
leurs achats par chèque ou carte bancaire. Elles étaient
virtuellement riches. Mais pas question de dépenser dans l'immédiat,
il fallait à présent faire preuve de patience et attendre
le magot. "
Je fais une pause.
La fouine et Le furet se sont approchés de notre table, derrière
Daoud, afin d'écouter. La fouine nous observe avec ses petits
yeux hargneux, tout en mâchouillant un bout d'allumette. Le furet
a les mains dans les poches, comme toujours, comme s'il protégeait
ses trésors : c'est le roi de la récup et du troc. Freddy
se tourne vers eux :
- Cassez-vous ! On est pas en colonie de vacances autour du feu de camp!
La fouine ouvre la bouche pour tenter de répondre, mais Martelli
tourne lentement la tête dans leur direction, et je vois son cou
de taureau se plisser. Il regarde La fouine dans les yeux. Celui-ci
quête son approbation, puis détourne son regard, nous tourne
le dos et s'en va. Son compère lui emboîte le pas.
J'en profite pour vider le restant de mon Coca. Puis je reprend mon
polar. Où en suis-je ?
" La nuit était tombée
sur l'appartement. Du douzième étage, les rideaux entrouverts
laissaient apercevoir les fenêtres éclairées de
l'immeuble d'en face, innombrables lucioles en damier sur la façade
haute qui lui cachait la voie lactée.
Jean ne dormait pas. Il en était toujours ainsi après
leurs ébats. Le visage noyé dans la chevelure blonde de
Chris aux senteurs de jasmin, elle regardait sans la voir la ruche humaine.
Dans l'appartement voisin, quelqu'un regardait la télévision,
on entendait des applaudissements et des rires. Jean détestait
la télévision, elle l'a considérait comme une boîte
à décerveler. Seuls les films l'intéressaient,
mais dans leur élément, sur grand écran : les grands
cétacés ne vivent qu'en pleine mer, pas en aquarium. Chris
et elle adoraient se rendre au cinéma. Elles aimaient fréquenter
les salles obscures. Si elles n'affectaient aucun genre en particulier
- car c'est l'immensité du flot d'images qui les attiraient,
et l'intimité contradictoire du lieu - elles portaient une préférence
pour les films avec Sean Connery, Robert Redfort ou Morgan Freeman.
Que de vieux acteurs si touchants.
Jean ne pouvait de toute façon pas trouver le sommeil. Elle se
repassait en boucle la scène où elle avait pressé
la détente dans un réflexe de survie, pour la première
fois. Car Jean n'avait jamais tué auparavant. Elle revoyait l'étonnement
envahir les yeux de l'homme qui allait mourir, et le visage disparaissait
trop vite. Il n'y avait pas de ralenti.Elle revoyait Eymen également.
C'était donc cela la mort ? Un corps qui s 'efface et la vie
s'écoule sur le sol ?Avait-il beaucoup saigné ? Et pourquoi
l'avait-il appelé Fatia ? L'avait-il confondu avec une autre
femme ? Avait-il cru que cette femme lui apportait la mort ?
Elle fit glisser sa main sur le ventre chaud de Chris. La douceur de
sa peau l'émerveillait.
A l'inverse de Jean, Chris avait connu ses parents. Etait-ce un mieux
? Son père avait succombé à une crise de delirium
tremens alors qu'elle venait de fêter ses cinq ans. Sa mère
avait réchappé à l'alcoolisme : Nicole Marie-Françoise
Amélie Maillet, se mourrait dans un hôpital psychiatrique
dans le Cotentin, d'un cancer généralisé. Chris
ne lui en voulait pas, elle ne supportait simplement pas de lui rendre
visite ; elle l'avait effacée de son esprit comme on efface un
mauvais souvenir. Chris était douée pour oublier ce qui
pouvait lui porter atteinte. Jean aurait aimé pouvoir en faire
autant.
Elle admirait Chris pour sa force de caractère. Chris ne représentait
pas son alter-ego, mais plutôt son complément, la femme
qu'elle aurait aimé être.
Les couples se rencontrent généralement lors de soirées
entre amis, par l'intermédiaire de connaissances, dans un bar
ou pendant les vacances d'été. En tout cas, lors de moments
agréables. Chris lui avait été présentée
à l'occasion d'un vol de voiture de luxe. Elle faisait partie
d'une équipe spécialisée dans ce genre d'opération.
Le coup avait mal tourné. Les flics en avaient eu vent et le
mentor de Chris avait trouvé la mort lors d'une course-poursuite
qui s'était terminé par un carambolage sur une autoroute
brumeuse, un soir de novembre. Aujourd'hui, les vies de Chris et de
Jean se trouvaient intimement liées. "
Je réclame un autre Coca à mon auditoire. Ils se regardent.
Martelli glisse sa pogne dans une poche, en ressort un poignée
de monnaie et annonce qu'il paye la tournée. Daoud ramasse le
tout et se lève.
Leandreau pose les mains bien à plat sur la table devant lui,
les doigts écartés comme s'il s'apprêtait à
nous interpréter au piano une sonate en ut majeur de Mozart (c'est
l'un de mes musiciens préférés). Je remarque ses
phalanges à demi cicatrisées ; on vient de lui ôter
ses bandages deux jours plus tôt. Une image me revient à
l'esprit. Mardi soir, nous regardions en groupe " L'arme fatale
II " sur le nouvel écran géant qui orne l'un des
murs du réfectoire. Comment on a pu nous offrir un truc pareil,
cela demeure un mystère pour moi. On se croirait presque au cinéma.
Il est vrai que les gars sont plutôt de bonne humeur après
la séance. C'est notre luxe de taulards, même si on a accès
qu'aux chaînes traditionnelles. L'écran est réservé
aux films du soir, pendant la journée il est protégé
derrière un rideau métallique.
On regardait le passage où le flic noir rentre à son domicile
après une course poursuite en bagnole (c'est la scène
qui débute le film) accompagné de son coéquipier.
Il se colle à cinquante centimètres du téléviseur,
un sandwich à la main. Sa famille s'installe sur le canapé
et on lui annonce que sa fille va passer à la télé
dans une pub. Quand il découvre sa fille en bikini, vantant l'usage
de préservatifs, il est complètement scié, les
yeux lui en sortent de la tête.
On connaissait tous ce passage par cur, bien sûr, mais à
chaque fois l'effet était garanti : les gars se tordaient de
rire. Comme j'étais au premier rang, je me retourne pour voir
la salle s'esclaffer. Je vois Leandreau, droit sur sa chaise, le regard
fixe, comme si le monde qui l'entourait avait cessé d'exister,
et je comprends soudain qu'il pleure : une larme brille dans l'obscurité,
il ne tente même pas de l'essuyer.
Il est comme ça parfois Leandreau, ailleurs, enfermé dans
sa tête. Mais cela se comprend. Un jour, sa femme l'appelle en
sanglotant à son bureau. Il ne saisit pas grand chose de ce qu'elle
raconte, mais il comprend qu'il s'agit de sa fille de six ans et que
c'est grave. Il sait d'ailleurs que sa fille n'a pas été
à l'école ce jour là parce qu'elle a de la fièvre
depuis la veille. Il débarque comme un fou chez lui et là,
sa femme lui explique en hoquetant qu'en discutant avec leur fille sur
ses derniers dessins, la gamine lui a fait comprendre qu'elle avait
été victime d'attouchements sexuels de la part de son
instituteur. Le sang de Leandreau ne fait qu'un tour. Il demande le
nom du type et se précipite alors à l'école de
sa fille, parcourt les couloirs déserts, trouve enfin le nom
du type sur une porte, entre comme un forcené dans la classe
et devant tous les enfants, se jette sur le gars qui fait cours sur
l'estrade et lui balance son poing dans la figure. L'autre tombe à
terre, le nez fracturé, les gamins se mettent à pleurer
ou à hurler. L'instit se relève et fonce vers la sortie.
Il parvient à s'enfuir, traverse le boulevard en zigzaguant entre
les voitures et se réfugie dans une chapelle. Leandreau a perdu
du temps, car les portes se sont ouvertes sur son passage, et quelques
personnes ont tenté de s'interposer. Il pénètre
à son tour dans la chapelle, choppe le gars, le traîne
par terre par une jambe comme un vulgaire sac à patates en remontant
l'allée centrale, ressort avec lui, le dépose sur le parvis
et se met à le matraquer de ses poings au visage, puis à
le bourrer de coups de pieds dans les côtes, sous le regard impassible
des deux anges en béton qui entourent l'escalier.
On a sauvé le type, mais Leandreau l'a salement amoché.
A présent Leandreau est là. Il a écopé de
deux ans de prison dont dix mois déjà passés en
préventive. Tout le monde sait qu'il ne fera pas ses deux ans,
parce qu'il sera relâché avant pour bonne conduite. En
attendant, il a l'air un peu secoué, on l'a mit sous traitement
médicamenteux. Parfois, quand vient le soir, il déambule
dans les couloirs en gesticulant et crachant des mots comme un boxeur
à moitié sonné, sous la lumière crue des
néons. Les autres détenus ont comme une sorte de respect
envers lui, mêlé de crainte. Ils le laissent tranquille.
Ici, il y a des mecs qui ont fait de sales trucs et qui ne sont pas
près de sortir ; mais les violeurs d'enfants ont encore moins
la côte que les autres.
Le problème, c'est qu'il s'était trompé de type
dans sa précipitation, le Leandreau. L'instituteur concerné
était absent pour cause de formation depuis plus d'une semaine,
c'est son remplaçant que Leandreau avait bousculé.
Daoud dépose les boissons sur la table avec la monnaie restante.
On boit un coup.
"Premier samedi d'un mois de mai
frileux. Le soleil avait du mal a percer à travers les vitres
sales. Elles avaient enfin décidé de terminer un puzzle
commencé depuis plus de trois mois, une reproduction d'un peintre
Allemand, Gustave Klimt : " Le baiser ". Elles sirotaient
des panachés. Agenouillées sur le tapis du salon, il ne
leur restait plus que quelques pièces dorées à
assembler lorsque la sonnerie du téléphone troubla leur
silence appliqué. Elles se dévisagèrent, surprises.
Chris se trouvait la plus proche, elle décrocha.
- Mlle Jeanka Jovanovic ?
- C'est à quel sujet ?
- Je représente le cabinet notarial David et David. A ce titre,
je dois m'entretenir avec Mlle Jovanovic d'une affaire importante, qui
la concerne tout particulièrement. Il faut que nous nous rencontrions.
- Ne quittez pas, je vous la passe.
Elle se tourna vers Jean : " C'est un notaire qui veut te parler
".
Le type ne voulut pas en dire beaucoup plus au téléphone.
Il se présenta, lui proposa un rendez-vous à son cabinet,
rue de Bellecourt dans le onzième arrondissement parisien, et
lui précisa qu'un taxi viendrait la chercher à son domicile.
Elle demanda si Chris pouvait l'accompagner. Il lui assura que cela
ne posait aucune problème, insista sur l'importance de cet entretien
et prit congé très poliment après qu'ils aient
déterminé une date et une heure.
Trente-sept ans, peut-être trente-huit,
Jean-Philippe David était encore jeune mais déjà
bedonnant. Il dissimulait avec peine un sourire radieux, sur un visage
rond et jovial. Elles lui faisaient face, assises dans des fauteuils
en cuir confortables. Haute de plafond et spacieuse, la pièce
respirait la prestance, à l'image de son occupant : porte à
doubles battants, murs blancs, moulures et dorures, reproductions de
tableaux de maîtres, diplômes encadrés à l'américaine,
bibliothèque aux livres de droit sagement alignés derrière
leur vitrine, petite table basse ronde d'appoint avec bouquet de fleurs
magnifiques et magazines, hautes fenêtres bourgeoises laissant
passer les bruits incessants de la ville.
Jean se sentait sur le qui-vive mais ne voulait rien en laisser paraître.
Elles n'avaient pas changer leur tenues vestimentaires : pantalons de
jean et vestes de cuirs sur tee-shirts moulants. L'homme attendit qu'elles
se soient assises et prit place derrière son bureau de verre.
Il tira vers lui l'épais dossier qui attendait au centre, s'empara
d'un stylo en argent et le fit tourner lentement entre ses doigts. Jean
croisa les jambes. Il s'adressa à elle.
- Je dois tout d'abord vous expliquer que notre cabinet représente
les intérêts de M. Yvan Dubuisson. Ce nom ne vous dit peut-être
rien, mais avant de vous expliquer en quoi cette personne peut vous
concerner, je vais au préalable vous conter rapidement quelques
faits. Il va sans dire que je tiens un dossier complet à votre
disposition, dossier dont vous pourrez prendre connaissance si vous
le désirez après cette entretien.
Sur ce, il cligna fortement de l'il gauche en la regardant. Surprise,
elle réalisa qu'il s'agissait d'un tic car il reprenait déjà
sentencieusement son petit discours.
- M. Dubuisson est originaire de l'Ukraine. Pour des raisons disons
politiques, il a décidé de quitter ce pays avec son épouse
dans les années soixante dix. Craignant pour leurs vies, il est
convenu qu'elle parte avant lui pour plus de discrétion. Comme
à cette époque leurs moyens financiers sont plus que précaires,
elle embarque clandestinement avec un groupe d'autres désespérés,
principalement constitué de femmes et d'enfants, à bord
d'un train de marchandises qui doit leur permettre de traverser les
frontières, à destination de la France, terre d'asile
et des droits de l'homme. Hélas, il y a un impondérable,
le train est retardé, et ces pauvres gens sont enfermés
avec tout juste de quoi survivre. Hors, son épouse est enceinte
de plus de huit mois, et elle accouche dans des conditions particulièrement
atroces, dont je vous ferais grâce des détails. Madame
décède. Toujours est-il que l'enfant est sauf, il s'agit
d'une fille.
Chris se tourna vers Jean, mais celle-ci restait clouée d'effroi
sur son siège, fixant son interlocuteur.
- C'est là que tout se complique, si vous me permettez l'expression.
Hum hum.
Et il lui fit un nouveau clin d'il, avant de reprendre.
- Pour des raisons plus ou moins obscures, le père de l'enfant
perd sa trace. Il mettra toute son énergie durant sa vie pour
la retrouver, sans succès. Pourtant ses moyens financiers lui
permettent de faire effectuer des recherches approfondies, car il a
spectaculairement fait fortune sur le territoire français grâce
un brevet qu'il a déposé. Mais il semblerait que l'enfant
ne soit pas parvenu en France. En désespoir de cause, il décide
un jour d'adopter un jeune asiatique sans famille et le désigne
comme son héritier ; toutefois, il prend le soin de faire insérer
une clause dans son testament. Aux yeux de la loi, sa fille se doit
d'hériter en première ligne, mais encore faut-il la retrouver
dans un certain délai, faute de quoi, c'est le fils adopté
qui héritera de l'intégralité des biens. C'est
ici que nous intervenons plus précisément. Cette clause,
hum hum, cette clause donc, stipule que si notre cabinet parvient à
retrouver son héritière, dans les temps cela va sans dire,
il nous sera reversé une certaine somme d'argent.
Comme vous l'avez compris, notre client est décédé.
Et en fait, hum hum, vous vous doutez bien que M. Dubuisson ne s'appelait
pas précisément ainsi en son pays natal. Il a décidé
de prendre ce patronyme, après avoir fait fortune. D'ailleurs,
à ce jour, ses biens sont considérables, mais j'y reviendrais.
Donc, je dois vous dire que M. Dubuisson s'appelait auparavant Yvan
Samuel Jovanovic et j'ai le plaisir de vous apprendre que nous vous
avons retrouvée.
Manifestement content de son effet, Jean-Philippe David fit un clin
d'il, reposa son stylo et croisa les bras, regardant Jean avec
un vif intérêt, guettant sa réaction.
- Comment est-il mort ? demanda-t-elle, d'une voix étranglée.
- Je dois malheureusement vous apprendre que votre père a été
l'innocente victime l'année dernière d'une agression à
main armée, exercée sur la personne de transporteurs de
fonds. En tant que passant, il semblerait qu'il ait été
tué malencontreusement par les malfaiteurs, lors de leur fuite.
La presse a beaucoup devisé sur ce fait divers. Peut-être
en avez-vous entendu parler. Nous avons joint quelques articles au dossier.
- Quel était le prénom de sa femme ?
- Voyons. Il ouvrit le dossier et tourna quelques pages. Ah, j'ai trouvé
votre information. Il est indiqué ici que votre mère se
prénommait Katia.
D'un seul coup, Jean revit la scène précédant sa
fuite. Le visage de l'homme qui s'allongeait d'étonnement, sa
bouche qui s'arrondissait pour laisser échapper un mot, un mot
qu'elle n'avait pas comprit sur l'instant. Il n'avait pas soufflé
le prénom Fatia, mais celui de Katia. Il avait retrouvé
brusquement en sa fille qu'il n'avait jamais vue, les traits de son
épouse qu'il n'avait jamais pu voir vieillir. Et tout naturellement,
c'est le prénom de celle-ci qui lui était venu à
l'esprit. Avait-il compris, au tout dernier moment, alors que son sang
s'écoulait sur le sol glacé de ce parking anonyme, alors
qu'il se sentait mourir, que sa propre fille ne l'avait connu une fraction
de seconde que pour mieux le tuer ?
L'homme étendit le bras et appuya sur une minuscule sonnette
placée dans un angle de son bureau. Presque aussitôt on
poussa la porte. Une jeune femme vêtue d'un tailleur clair pénétra
dans la pièce, portant un plateau sur lequel reposaient une bouteille
d'eau minérale et des verres.
Chris quitta son siège et vint s'agenouiller à côté
de sa compagne. Elle la serra contre elle. Alors Jean s'abandonna aux
larmes.
Jean déposa le document remis
par l'office notarial sur le lit, puis referma la porte de la chambre.
Chris venait de s'installer sur le canapé en compagnie d'un roman
policier de Michael Connelly. Elle s'assit en tailleur sur la couette
aux motifs japonais. La chemise du dossier était d'un jaune criard.
Mais pour elle, il représentait comme un album de famille exhumé
d'un grenier poussiéreux. Elle prit le verre de bière
déposé sur la table de chevet, ferma les yeux et aspira
le breuvage frais. On percevait le bruit feutré des enfants jouant
au pied de l'immeuble. Aurait-elle un jour des enfants ? Enfanter. Ce
mot la fascinait. Elle ne détestait pas les hommes. Elle appréciait
parfois leurs avances. Mais tout simplement, son cur avait décidé
de s'épancher ailleurs. Son sexe était avant tout procréation,
mais pour elle et Chris, il était avant tout amour. Que de manque
parfois dans le corps d'une femme. Que de vide à combler. Comment
concilier l'envie d'être mère et celui d'être aimé
?
Le dossier posé devant elle ne devait pas laisser de place à
l'incertitude. Elle s'adossa contre l'oreiller et défit la lanière.
Un inventaire avait été dressé. Le dossier contenait
:
- un état des biens de son père,
- un court résumé de la vie de ce dernier,
- une lettre de son père à son attention,
- quelques photos,
- une note d'information récente.
Une enveloppe cachetée portait la mention : " Lettre d'un
père à sa fille " et le nom de Yvan Jovanovic en
dessous, d'une écriture fine et déliée. D'un ongle
mi-court elle en trancha le papier.
A ma fille que je n'ai pas connue.
Si un jour tu prends connaissance de ces quelques mots, c'est que tu
seras vivante et que je serais mort.
Le destin en aura ainsi décidé. Il a décidé
de te séparer de moi avant même que je ne puisse te serrer
en mes bras, il a décidé de faire disparaître ta
mère à nos yeux et de faire ainsi de nous des orphelins.
Que te dire ? Que je t'aime ? Alors que je n'aurais jamais connu la
couleur de tes yeux, de tes cheveux. Que je ne t'aurais jamais embrassée
? Les mots sont impuissants à décrire ce genre de choses.
Sache simplement, que le soleil ne s'est pas couché un jour sans
que je ne pense à toi. Mais il semblerait que nous ayons tous,
du plus humble au plus puissant, notre croix à porter en ce monde.
Aussi, si j'ai fini de porter la mienne, pourrons-nous un jour nous
retrouver en d'autres cieux plus cléments.
Ton
père.
Yvan Jovanovic.
Elle n'ouvrit pas la pochette marquée " Photos " au
feutre noir, de peur de se retrouver en face de cet inconnu qui portait
à présent son nom, et se contenta de survoler l'inventaire
des biens répertoriés par le cabinet de notaires. Très
vite, elle acquit la certitude qu'elle était devenue riche ;
par la voie des armes. Enfin, elle tomba sur une note laconique qui
concernait son demi-frère. Il purgeait actuellement une peine
de prison et avait exprimé le désir que sa sur ne
soit pas informée du motif de celle-ci. A cette occasion, il
avait repris son ancien nom, afin de bénéficier d'un certain
anonymat. Elle jugea que cette attention était toute à
son honneur, et referma le dossier.
Samedi matin, dernier jour de travail
de la semaine pour certains. Chris hocha la tête en réponse
à son patron et se dirigea vers son bureau ; elle avait envie
d'un café fort et pas de la lavasse du distributeur à
usage de la clientèle, situé dans le hall d'exposition
du concessionnaire Rover. Dans un coin de son bureau encombré,
elle avait installé sa propre machine à expresso. Elle
était crevée, la semaine n'avait pas été
de tout repos et le samedi par excellence se trouvait le jour le plus
animé. Elle poussa la porte, déboîta le récipient
à réserve d'eau et se retourna pour aller le remplir au
robinet du lavabo. La réverbération du soleil sur la double
porte en verre du hall franchit la paroi vitrée de son bureau.
Machinalement elle regarda les nouveaux arrivants, deux hommes en blousons.
Chris avait déjà été arrêtée
par les services de police. Elle saisit immédiatement qu'il s'agissait
de flics. Elle reposa le bloc en plastique, s'empara de son téléphone
portable dans la poche de son tailleur, et appuya sur la touche d'urgence
programmée.
La cliente examinait d'un air pensif l'affiche représentant une
plage de sable fin encadrée de cocotiers, fixée sur le
mur au-dessus de Jean, pendant que celle-ci tapait sur son clavier d'ordinateur
les informations de réservation pour le Portugal, lorsque le
message d'alerte lui parvint. Jean leva aussitôt les yeux vers
l'entrée de l'agence de voyages : sur le trottoir d'en face,
deux hommes en costume attendaient pour traverser la contre-allée.
Elle s'excusa auprès de sa cliente, se leva, et d'un pas normal
mais pressé passa derrière ses collègues afin d'atteindre
la porte du couloir. Sans se retourner, elle poussa celle-ci, se glissa
dans le couloir et se précipita dans l'espace vestiaire. Elle
ouvrit son placard et s'empara de son blouson et de son sac. Une collègue
l'appelait mais déjà elle avait atteint l'issue de secours
qui donnait sur le couloir intérieur de l'immeuble voisin. Personne.
Elle couru sur le carrelage en faisant claquer ses hauts talons. La
porte d'entrée ouvragée à l'ancienne de l'immeuble
"
Les haut-parleurs de la salle nous rappellent brusquement que l'heure
du dîner approche et qu'il va falloir dégager les lieux.
Freddy leur jette un regard haineux, comme si on venait de le déranger
en pleine sieste. Je reprends mon récit en lorgnant sur les canettes
vides.
" La porte d'entrée ouvragée à l'ancienne
de l'immeuble s'ouvrit au même instant, inondant de lumière
le couloir sombre. Deux hommes pénétrèrent dans
la lumière où dansaient des particules de poussière.
La porte s'était refermée derrière elle ; elle
savait qu'il n'existait pas d'autre issue.
- Nous sommes de la police, Mlle Jovanovic. Ne bougez pas, vous êtes
en état d'arrestation.
L'un deux sortit une paire de menottes.
- Nous vous arrêtons pour présomption d'attaque à
mains armées sur des transporteurs de fonds et meurtre par homicide
volontaire sur la personne de M. Yvan Debuisson, le vingt et un décembre
dernier.
Elle ne leur opposa pas de résistance.
La cour intérieure se trouvait
à quelques pas. Elle atteignait la porte du sas menant à
l'atelier lorsqu'elle entendit l'un des deux hommes l'interpeller.
- Mademoiselle ! S'il vous plaît !
Elle fit mine de ne pas avoir saisi qu'il s'adressait à elle.
Par chance, elle portait des chaussures plates ce jour-là. Elle
pénétra dans l'espace sombre et bruyant de l'atelier,
se mit à courir, ouvrit à la volée la porte donnant
accès à la cour. Adossés contre un mur, deux hommes
l'attendaient. Rebroussant chemin, elle se précipita vers son
coupé sport, sauta par dessus la portière, tourna la clef
de contact et démarra en trombe, semant la confusion parmi les
mécaniciens. Klaxonnant, elle émergea de l'atelier. Un
véhicule bloquait en partie la sortie, mais elle parvint à
enfiler le large trottoir de droite, heureusement libre de passants,
sur quelques mètres. Défonçant une benne à
ordures, éraflant au passage un lampadaire, elle descendit un
bateau, percuta une autre voiture sur la chaussée, et commença
à dévaler la rue, laissant derrière elle un concert
de klaxons.
La rue étroite et en pente raide était bordée de
voitures en stationnement. Tout en bas, elle aperçut un véhicule
de police stopper en travers de la voie. Des flics en tenue en jaillirent,
armes à la main, et prirent position à l'abri des véhicules.
Elle freina. Un rapide coup d'il en arrière lui confirma
que la circulation ne lui permettait pas de reculer, et les flics du
garage survenaient en courant sur le trottoir. Sur ce même trottoir,
à peine à trois mètres, une femme obèse,
tenant un panier d'un bras et un marmot de l'autre, la dévisageait,
les yeux écarquillés.
Elle regarda à nouveau devant elle, indécise, et puis
en une seconde d'immense intensité, adopta une décision.
Alors tout devint soudainement plus facile. Elle immobilisa son coupé
en engageant le frein à main, étendit un bras, frappa
du plat de la main la boîte à gants à l'ouverture
défectueuse, qu'elle ne ferait plus réparer, en sortit
son pistolet, actionna sa détente et releva la tête. Un
jeune flic équipé d'un gilet pare-balles, un bandeau blanc
à travers de la poitrine marqué " police ",
s'approchait déjà avec précaution sur le trottoir
de droite, arme braquée à deux mains dans sa direction,
suivi de près d' un collègue. Elle se sentait nauséeuse,
et crut l'espace d'un instant qu'elle allait vomir. Levant lentement
son pistolet, elle l'approcha de sa tempe.
- Ne faites pas ça !
Bizarre, à cette distance elle pouvait distinguer la couleur
de ses yeux, un bleu turquoise. Pouvait-on avoir des yeux turquoise
? Il paraissait très jeune, vingt-trois à vingt-cinq ans
à tout casser. Envoyait-on les novices se faire tuer ? Elle appuya
le canon sur sa tempe, bien à l'horizontale, juste devant son
oreille ; il ne s'agissait pas de se rater et de finir ses jours dans
un fauteuil roulant, à l'état de légume.
- Non ! Arrêter ! Pourquoi voulez-vous faire ça ?! Vous
ne risquez que la prison ! Rendez-vous.
Tout compte fait, il était très mignon, ce blondinet.
Elle aurait pu boire un verre dans un bar en sa compagnie si les circonstances
avaient été toute autre. A présent, il se tenait
presque à sa portière droite, un capot les séparant.
Elle imaginait du monde derrière elle.
- Jeune homme, je sais pourquoi vous voulez m'arrêter. Ce que
vous ignorez, c'est que mes empreintes sont déjà fichées
sous mon véritable nom, pour divers délits dont celui
de meurtre au premier degré. Je n'ai pas envie d'être avalée
vivante dans le ventre d'une prison, pour y croupir comme Jonas.
Elle éleva les yeux vers le ciel. Entre deux nuages de pure fantasmagorie,
chevaux à la crinière effilée, un vol d'étourneaux
tournoyait joyeusement, traversant une toile bleu d'azur. Elle fut étourdie
de vertige. On venait la chercher mais il n'existait plus que ce territoire
sans limite, et Jean qui peut-être courrait sans fin à
l'instant même. Tout se noyait. Elle ferma les yeux, emprisonnant
le soleil sous ses paupières, et posa la main gauche sur son
cur. Les sons de la ville s'engouffraient en sa tête. Elle
se vit petite fille : elle sanglotait sur le bord de la chaussée
en serrant son épagneul mort dans les bras, du sang sur sa jupe
jaune et rouge à carreaux. Il se nommait Sultan. Ses lèvres
formèrent une parole muette. Elle pressa la détente.
La cellule sentait le propre, repeinte
depuis peu: c'était toujours ça. Allongée sur sa
couchette, elle écoutait son estomac gargouiller. Son corps ne
semblait pouvoir accueillir aucun aliment. On lui avait donné
un sédatif. Parfois, les crampes trop fortes l'obligeaient à
se plier en deux, les bras à travers de la poitrine. Elle se
courbait alors en avant, prostrée, dans l'attitude d'un bouddha
en prières.
La pluie tombait dans la nuit noire depuis plusieurs heures. Les taches
au plafond se transformaient au grée des éclairs en démons
effrayants ou arbres tremblants dans la tempête. Quelques fois,
il lui semblait reconnaître le visage souriant de Chris, étendant
de longs bras pour l'emporter avec elle. Elle déglutit, pressa
ses mains sur son ventre. Au moins se trouvait-elle seule. Courte nuit
de répit avant l'arrivée d'une nouvelle co-locataire.
Dans la cellule d'en face, Jacqueline geignait tel un animal attendant
le retour de son maître. La semaine précédente,
elle avait tenté de mettre fin à ses jours en avalant
des barbituriques négociés à prix d'or.
Hébétée, elle venait de se décider à
se lever pour aller boire un peu d'eau et se redressait sur sa couche,
lorsqu'elle surprit un bruit à la porte : un cliquètement
métallique. D'un seul coup la porte s'ouvrit et une masse s'encadra
à contre-jour. Le temps qu'elle reconnaisse Annie et la masse
fondait sur elle, lui assenant une gifle qui la sonna. Puis la masse
s'assit sur elle, lui comprimant la poitrine. Elle tentait de reprendre
son souffle mais Annie enfourna un tissu dans sa bouche béante.
Elle suffoqua, essaya d'arracher le bâillon improvisé,
mais Annie empoignait ses poignets, la plaquant fortement sous les draps.
Etourdie, affaiblie, elle scruta le regard froid de sa tortionnaire.
- Il faut que tu saches, Jean, que je n'ai rien contre toi, même
si j'aime pas trop les gouines. On m'a demandé de te faire passer
un message et de m'occuper de toi.
Jean roulait des yeux effarés. Annie pesait plus de cent kilos.
C'était une détenue aux traits bovins, à la mâchoire
carrée et aux petits yeux ronds froids et cruels enfouis sous
la graisse, qui s'imposait auprès des autres comme une mère
maquerelle dans une maison close. Elle ne comprenait pas la raison de
son intrusion ; jusqu'à présent, elle avait toujours réussi
à l'éviter.
- Pas facile d'arriver jusqu'à toi, mais si Mahomey ne va pas
à la montagne, la montagne se déplace jusqu'à Mahomey.
Tu vois, il est plus facile d'entrer dans une cellule que d'en sortir.
Quelqu'un m'a payé pour ça ma belle, un type qui te connaît.
Je ne sais pas qui c'est, on m'a juste fait passé une avance
et un message. Je serais très bien payée pour mes talents.
Alors ouvre bien en grand tes esgourdes : ton frère n'a pas apprécié
que tu trucides le pater, et il m'a demandé de te faire la peau.
A voir tes grands yeux plein d'effroi, j'ai l'impression que t'as compris
le message. Désolée ma chérie, on va tout de suite
passer à la pratique, j'ai pas toute la nuit devant moi pour
cette petite ballade. Bye bye, bienvenue en enfer.
Le lendemain matin, on retrouva Jeanka
Jovanovic pendue dans sa cellule, suspendue par un drap de lit au barreau
de protection de la gaine de ventilation. On ne fut pas vraiment étonné
de son geste, car on la savait dépressive. Le légiste
constata quelques ecchymoses, fut surprit qu'elle ne ce soit pas plus
débattue sous l'emprise de l'étranglement, mais ne nota
rien d'anormal et rédigea son rapport en ce sens. Le surveillant
de nuit n'avait rien remarqué de particulier cette nuit-là.
L'intendant général rédigea une note sur les faits
et demanda que par mesure de sécurité, l'on remplace les
barreaux de ventilation par une grille.
L'office notariale David et David, prévenu par l'avocat de Jean,
adressa un avis de décès à son demi-frère.
Celui-ci ne demanda pas de permission exceptionnelle pour assister à
la cérémonie d'inhumation. "
- Ben merde Tiang ! Y'a pas à dire, t'as de l'imagination
! s'exclame Daoud. Nous dis pas que tout ça c'est vrai ? Et puis
comment t'aurais pu savoir tout ça ? C'est pas possible que tout
soit vrai. D'ailleurs, y'a même pas de nana qui s'appelle Annie
ici. Y'a bien Caro qui lui ressemble un peu, la pro de la cambriole,
mais
Il s'arrête soudain comme s'il venait de dire une connerie et
me fixe d'un drôle d'air.
Je réponds qu'on ne me paye pas pour raconter des histoires vraies,
mais des histoires que les gens ont envie d'entendre.
Martelli baisse ses lourdes paupières et m'observe à travers
ses cils étrangement longs. On dirait qu'il cherche à
m'imiter. Il s'exprime posément :
- C'est vrai que pour nous tu ne t'appelles pas Dubuisson. Par contre,
tu ne nous as jamais vraiment expliqué pourquoi tu avais demandé
ton transfert de Luynes aux Baumettes
Tu es un sacré numéro
Tiang et j'aime bien tes histoires.
Son front luit étrangement sous le néon qui nous surplombe
en clignotant.
Daoud insiste :
- Et comment les flics ont-ils retrouvé leur trace?
- Par une empreinte de doigt partielle, récupérée
sur la paire de lunettes de ski abandonnée par Jean ; les branches
de ces lunettes sont plus larges. Le problème avec les empreintes,
c'est qu'il faut disposer au préalable d'une autre empreinte
pour comparer. Si tu n'es pas enregistré dans le fichier national,
il faut bénéficier d'un sacré concours de circonstances
pour t'identifier.
Les autres ne disent rien. Ils font une drôle de tête. Leandreau
est blême. Même Freddy ne gesticule plus sur siège
; on dirait qu'il vient de découvrir un serpent à sonnettes
dans la jungle, dressé au détour d'une feuille de bananier.
Mais peu importe, je sais qu'ils n'en souffleront rien à personne,
que cela restera entre nous ; et puis je m'en fous un peu à présent.
Moi, je ne suis pas prêt de sortir de ce trou. C'est bien dommage,
car un beau paquet de pognon m'attend dehors. Et je n'ai pas de famille
qui m'attend : mon père adoptif et ma demi-sur sont morts
; quand à ma femme, je lui ai tranché la gorge, ainsi
qu'à sa salope de sur jumelle, un beau soir de juillet.
Cela fait déjà quatre ans et vingt et un jours. Pourquoi
? Cela, c'est une autre histoire