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La voie des armes

 

La voie des armes

 

On vient de terminer notre cinquième partie de tarot et comme d'habitude je me retrouve à sec. On joue plus souvent à la belote contrée, mais aujourd'hui on est cinq autour de la table du réfectoire. Les cartes, c'est pas mon truc, mais il faut bien s'occuper pour tuer le temps, à la prison des Baumettes. J'apprécie de faire un peu de jogging le matin à la fraîche, même si j'ai un peu l'impression de tourner en cage, comme un hamster pédale sur sa roue, car on a vite fait le tour de la cour intérieure. Quand à la salle de musculation, il ne faut pas y traîner trop souvent tout seul. A Marseille, le soleil du mois d'août tape dur sur les bâtiments en béton. Pas question de pratiquer le foot ou le basket dans cet enfer. On apprécie d'être à l'ombre, si je peux me permettre ce jeu de mots. On passe donc nos après-midi à glander, regarder la télé ou papoter, à faire un peu de muscul pour les plus courageux, à jouer aux cartes et même à des jeux de société, comme de grands enfants sages.
Comme je l'ai dit, je n'aime pas trop les cartes, mais les gars avec qui je joue sont plutôt sympas ; comparés aux autres zigottos, je veux dire. On s'entend bien, ils ne me cherchent pas de poux, je fais de même et c'est l'essentiel. Intégré dans leur groupe, je me sens même en sécurité. Faut dire que Martelli en impose : cent trente sept kilos tout en muscle, des bras comme des battoirs, un crane chauve entièrement tatoué d'un poème d'Apollinaire, et un sourire équivoque qui va d'une oreille à l'autre, comme une tranche de pastèque bien mure. Il est guadeloupéen. Moi je suis un petit gabarit, et contrairement aux idées reçues, je ne maîtrise aucun des arts martiaux de mon pays d'origine.
Il me reste seulement trois clopes, mais je ne fume pas, je les utilise comme une monnaie d'échange. Je fais un peu figure de privilégié ici, car je reçois régulièrement des colis postaux: cartouche de cigarettes, timbres, papier à écrire, bandes dessinées, pains de pâte d'amande (mon péché mignon).
Freddy repousse sa chaise en arrière, faisant crisser les pieds métalliques sur le carrelage, allonge ses jambes osseuses sous la table, croise les bras, et me dévisage comme s'il allait me débiter un discours:
- Dis-donc Tiang. Tu as entendu parler de la fille qu'on a butée le mois dernier au pavillon des femmes. Tu sais sûrement ce qui c'est passé, t'es toujours au courant de tout. Si tu nous racontes son histoire, on te refile les clopes que tu viens de perdre. Tu marches ?
Je suis connu pour mes talents de narrateur. Quand je raconte une histoire, les mecs semblent boire du petit lait. On s'emmerde tellement ici. Faut dire que j'ai de l'imagination à revendre, c'est même en partie pour ça que je me trouve là aujourd'hui. En principe je préfère raconter mes histoires à la nuit tombante, juste après le repas du soir, avant qu'on nous enferme dans nos cellules respectives. A ce moment là, les mecs sont plus attentifs.
- C'est ça, ajoute Leandreau, tu sais des trucs sur elle ? Tout le monde en parle, mais les gens ne savent pas grand chose. On sait même pas comment elle est morte. Le maton qui l'a trouvée refuse d'en parler. Et à l'infirmerie, ils causent pas non plus.
Je les regarde tour à tour, un sourire ironique sur les lèvres, en plissant un peu les yeux, ma manière à moi de faire mijoter l'auditoire.
- C'est bien possible. Je jette un coup d'œil à l'horloge murale, puis aux gars qui traînent dans la salle. D'accord, mais je veux d'abord une canette de Coca (je suis un gros consommateur de sucre).
Freddy se lève. Trois minutes plus tard, il pose la canette devant moi en disant : " T'as intérêt à être bon le niak ! ". Je ne me formalise pas, c'est comme un jeu entre nous ; Freddy et moi on s'entend plutôt bien, car on partage une même passion, celle des armes blanches. Je le surnomme le black et lui m'appelle le niak : on forme le duo " Black and Niak ", un peu comme " Black et Deker ".
Je bois une gorgée, faisant durer le plaisir, pose mes coudes sur le bord de la table, et puis j'attaque.


" La lame courte et aiguisée du couteau de chasse éventra lentement Katia. Les chairs s'écartèrent comme des lèvres écarlates sous la pression de la peau tendue comme une outre pleine de vin. Gorgiu tremblait à peine mais il prenait soin de fixer son regard sur l'opération afin de ne pas rencontrer les yeux morts de Katia. Maintes fois, il avait eu l'occasion de découper avec ce même couteau du gibier de chasse : du lièvre surtout, mais aussi du sanglier, quelques rares cerfs et une fois un ours brun; jamais jusqu'à ce jour une peau humaine, encore moins celle d'une femme. Il avait tranché peu profond, et s'appliquait de peur de toucher l'enfant. Il n'avait attaqué pour l'instant que le derme, et le sang perlait sur le blanc de la graisse sans jaillir. Sa main gauche posé sur le ventre rebondi, il repassa dans le sillon du même mouvement de lame crantée et le sang se mit cette fois à ruisseler. Transpirant à grosses gouttes malgré le froid qui régnait dans le wagon, il se retenait de gémir, les maxillaires bloqués, des crampes lui taraudant l'estomac comme s'il tailladait son propre corps.
Quelqu'un hors de son champ de vision lui épongea le front d'une écharpe sale. Personne ne parlait autour de lui. Quelques femmes marmonnaient peut-être des prières, mais si bas qu'il n'aurait pu le jurer. Il sentait les regards du groupe qui épiaient ses gestes, attendant le dénouement. Et lui découpait la viande comme un boucher, car c'était ça son vrai métier : il tenait auparavant une boucherie, et jamais il n'avait vu opérer une sage-femme et encore moins un accoucheur. Soudain un petit corps recroquevillé apparut à travers une fine membrane veinée de sang comme la couleur d'une tache de vin sur le bois d'une table. Alors, suspendant sa main, il expira profondément un grand coup et son souffle sembla emplir l'espace exiguë. Puis il perça et il lui vint à l'esprit qu'il ouvrait un cœur et que ce cœur recelait encore la vie. Des mains s'empressèrent soudain et des cheveux occultèrent sa vue. Il recula, mais déjà, car il fallait faire vite pour récupérer cette vie, on lui présentait l'enfant, ou plutôt une masse sanglante et gluante reliée par un cordon grotesque au ventre béant. Il fut soulagé de donner le dernier coup de couteau libérateur. Aussitôt le bébé disparut de sa vue.
Demeuré à genoux sur le sol métallique du wagon, tremblant à présent de tous ses membres, c'est à peine s'il sentait le poids des mains sur ses épaules qui le retenaient de s'effondrer ; il crut qu'il ne pourrait jamais se relever. Mais alors un cri retentit, le cri d'un nouveau-né qu'on venait d'arracher à la mort et qui criait sa douleur d'entrer dans la vie. Et il sut qu'ils avaient réussi à triompher de l'impossible.
Comme s'il avait guetté cet instant, le train s'ébranla lentement et repartit vers sa destiné ".


- C'est elle ? Jeanka ? la nana ?
Les deux autres regardent Daoud, comme s'il vient de lâcher une caisse sans prévenir. Il a un nom imprononçable, alors on l'appelle par son prénom.
- Tu nous les brise, Daoud, fait Freddy. Faut toujours que tu l'ouvres. Tu nous casses le rythme de l'histoire, tu peux pas fermer un peu ta grande gueule.
Daoud commence à se lever, mais Martelli intercale un bras puissant devant la poitrine de Daoud, sans bouger la tête, ses doigts de géant écartés, et dit :
- Daoud est Roumain, ça doit lui rappeler de mauvais souvenirs.
Daoud regarde le crane de Martelli puis se rassit simplement. Je continue mon récit.


"Vingt six ans s'écoulèrent.
Jean, la brune aux cheveux mi-longs et au charme certain, découpa une nouvelle portion de fromage, un chaume fort en goût comme un munster, se l'enfourna dans la bouche, attrapa une tranche de pain et se versa un verre d'Anjou. Debout derrière elle, Chris, la blonde aux cheveux courts, lui pelotait les seins. Elle avait passé ses mains sous le tee-shirt à l'effigie d'un M. Smile pleurant des larmes de sang.
Le vin était excellent. Jean tendit son verre à Chris et examina l'étiquette : Cuvée du festival d'art lyrique, Château Pimpean…parfum de fruits rouges. C'était tout à fait ça, elle lui trouvait un arôme de fruits. Chris reposa le verre sur la table ronde en mosaïque. Se tournant vers elle, Jean s'aperçut qu'elle avait les lèvres pourpres. Elle la tira vers elle et lui lécha la lèvre inférieure, puis l'embrassa goulûment à pleine bouche.
Chris remit ses mains sous le tee-shirt. Jean possédait des seins lourds en forme de poire et aux larges mamelons. Chris en raffolait. Les siens étaient plutôt menus mais tout en pointes.
- Jean. Va falloir que tu te décides.
- Je sais. Mais c'est un gros coup, on risque notre peau cette fois, j'hésite.
Jean retira les mains de Chris et la regarda longuement, pensive.
- Ecoute, tu sais que je tiens à toi. Alors d'accord, on se refait puis on se range. Après on finira notre vie dans les îles en roucoulant.
- Bon. Alors appelle ton mec car c'est pas avec nos flingues à la Bonnie and Clyde qu'on va attaquer la diligence.
Jean alla chercha son téléphone portable dans la poche de son blouson et composa le numéro qu' elle avait inscrit au stylo à bille sur le fond de son paquet de Stuywesant. A la troisième sonnerie on décrocha.
- Nous sommes prêtes. Où peut-on se rencontrer ? "

C'était trop beau pour être vrai, non seulement le type leur avait fourni les infos nécessaires à l'opération, mais il allait également les équiper en armes.
La baraque se trouvait dans une petite rue tranquille d'un vieux quartier pavillonnaire voué à une prochaine destruction, sur les bords de Seine à Suresnes. Nombre de maisons semblaient inoccupées. L'aménagement urbain n'était plus entretenu. Aucun lampadaire ne fonctionnait. Les herbes folles envahissaient les jardins dont les palissades autrefois blanches réclamaient désespérément un coup de peinture. L'ombre des bulldozers des prometteurs planait sur l'endroit.
La veille maison en meulière avait encore fière allure, coincée entre un entrepôt désaffecté et un autre pavillon frère jumeau. Manifestement, son propriétaire ne semblait pas prêt à quitter les lieux. Elles se garèrent un peu plus haut dans la rue, devant une ancienne droguerie à la vitrine couverte d'affiches, elles-même recouvertes de tags et graffitis, juste devant la carcasse carbonisée d'une Piontac 1963 échouée là on ne sait comment. Le coin paraissait assez calme malgré tout, elles ne craignaient pas trop pour leur voiture, une Renault 11 qui ne payait pas de mine avec sa carrosserie bosselée et ses traces de rouille mais dont le capot cachait un vrai pur sang. Avant de s'aventurer dans le secteur, elles avaient prit soin d'échanger les plaques avec des fausses fabriquées par un ami.
Une ampoule brillait sous le porche. Les fenêtres du rez de chaussée laissaient filtrer un peu de lumière à travers des rideaux sombres. Comme convenu, Jean donna un coup de fil de son portable, attendit deux sonneries et raccrocha. Elle avait mémorisé le numéro ; plus de paquet de cigarettes, pas d'enregistrement dans le répertoire de la carte Sim, et le téléphone allait terminer sa vie dans une bouche d'égout : pas de trace à remonter. Quelques secondes plus tard, la lumière s'éteignait. Après un dernier coup d'œil aux alentours, elles descendirent du véhicule et s'approchèrent en privilégiant la pénombre.
Chris se posta du côté droit de la porte - elle était gauchère - tandis que Jean appuyait sur le bouton de la sonnette, un sac de sport au bout de l'autre bras. Elles portaient toutes deux des gants de cuir souple. Cela semblait justifié par le froid mordant de la saison, on était à la mi-décembre. La porte bleu nuit était manifestement métallique. Elle repéra une serrure cinq points. Un carillon à trois sons résonna dans la maison comme un air de fête. Elle comprit plus qu'elle ne vit qu'on l'observait à l'œilleton.
- Où est votre copine ? Vous êtes seule ?
La même voix croassante qu'au téléphone. Chris fit un pas sur le côté tout en croisant les bras sur sa poitrine, afin d'entrer dans le champs de vision de leur interlocuteur. Elles entendirent des cliquetis métalliques et la porte s'entrouvrit.
Le type avait des sourcils et des cheveux blancs, et tenait une tasse à café en porcelaine dans la main gauche. Pas du tout l'idée qu'on se fait d'un revendeur d'armes : un vieux en pull jacquard et pantalon velours marron usé, avec des yeux soupçonneux, comme si un représentant en encyclopédie douze volumes venait de se présenter à sa porte.
- Eymel ?
- Bien sûr que je suis Eymel. Vous croyez peut-être que c'est mon petit-fils qui tient mon commerce. Ne vous fiez pas aux apparences, jeunes femmes, et ne restez pas sur le seuil, j'ai toujours des voisins et ils ont parfois la langue bien pendue.
Il les guida le long d'un étroit couloir mal éclairé jusqu'au salon. Ca sentait le plat cuisiné réchauffé. Elles s'attendaient à y découvrir un intérieur vieillot et bourgeois : fauteuils en velours élimés, tapis aux couleurs passées, bibelots innombrables et pathétiques sur des meubles qui auraient fait leur temps - y compris sur la plaque en marbre d'une cheminée - tableaux champêtres ou reproductions d'œuvres célèbres aux murs ; et une multitude de chats pour unique compagnie.
Les papiers peints et les peintures venaient d'une autre époque, mais la pièce était équipée de tout ce que la technologie multimédia pouvait vous fournir de nos jours : écran télé plat sur son pied rutilant, ensemble acoustique cinéma, magnétoscope et lecteur DVD, chaîne hi-fi, micro-ordinateur sur son meuble-bureau. Et au centre de tout cela trônait une table immense dont le plateau semblait de titane, recouvert d'un fouillis inimaginable de composants électroniques, de livres et revues, et d'outillage.
- Eh oui, je sais, ça surprend. J'attends qu'on m'exproprie au bon prix pour aménager dans un lieu qui me siérait mieux. Bon, vous avez l'argent ? C'est bien sûr ? Car je vous l'ai dit, je ne fais pas crédit.
Chris mit la main à sa taille, comme si elle allait ouvrir la petite sacoche en cuir qu'elle y portait. Au lieu de cela, elle repoussa du coude son anorak et brandit un revolver qu'elle braqua sous le nez du vieux qui recula d'un pas.
- Vous n'allez pas faire ça ? Vous n'y pensez pas ? Mes tarifs sont tout à fait raisonnables.
Manifestement il lui en fallait plus pour perdre son sang froid.
- Roland vous a recommandées. Vous êtes si jolies. Pourquoi faites-vous cela ? Vous commettez une erreur, vous savez, je suis connu dans le métier.
- T'occupe, le vieux. Conduis-nous à la cave. On sait que ton arsenal s'y trouve, et pas d'entourloupe.
Eymen remarqua que Jean tenait elle aussi à présent un flingue à la main, un Glock 22, fabrication 1992 arrêtée depuis septembre 1999. Le chien en était relevé. Il poussa un long soupir, leur tourna le dos, et les mena vers une porte située sous l'escalier intérieur qui menait à l'étage. Un boîtier à touches discret était directement soudé sur la porte blindée. Eymen sentit le canon froid de l'arme sur sa tempe.
- Tente quelque chose et je te descends. On a besoin de ces armes. C'est juste qu'on a pas le pognon nécessaire. Figure-toi qu'on a tout dépensé en culottes coquines. Alors ne fait pas le con. On prend juste ce qu'il nous faut et on se barre. Ni vu, ni connu, tu n'entendras plus parler de nous.
- Ca va, ça va, j'ai compris.
Chris nota à tout hasard dans sa mémoire le code qu'il composait. La porte s'ouvrit. Il la fit pivoter sur ses gonds.
- Attends. Ecarte-toi, je descends la première. Ma copine fermera la marche.
La cave aveugle était tout à fait ordinaire mais impeccablement tenue. Des murs gris en meulière, mais pas de toiles d'araignées, pas d'humidité. Une lumière crue éclairait un établi de bois vide, des bidons de diverses tailles sur le sol de béton peint, trois armoires métalliques contre un mur, et des séries d'étagères où se côtoyaient des outils, d'innombrables boîtes alignées, des cartons marqués d'inscriptions au feutre et des bocaux de confiture. Deux des armoires étaient des armoires fortes et comportaient des serrures à code également. Chris posa le sac de sport sur l'établi.
- Pour l'instant tu t'en tires très bien. Tu vas juste nous ouvrir les portes et t'écarter, sans jouer les héros.
Eymen obtempéra. Les armes longues s'alignaient sur les râteliers, les courtes sur des étagères avec des boîtes de munitions. Tandis que Jean braquait le vieux, Chris s'empara d'un fusil à canon scié et d'un pistolet mitrailleur, repéra les cartouches correspondantes et posa le tout près du sac. Puis elle choisit un petit revolver chromé qu'elle empocha prestement. Pour terminer, elle repéra un revolver et son silencieux, l'examina rapidement, assembla le tout et en vérifia le fonctionnement. Puis elle en éjecta le chargeur et y introduisit tranquillement les balles trouvées dans l'une des boîtes.
Eymen pâlit : " Vous n'allez quand même pas… ".
Chris se tourna vers lui et tira deux fois à bout portant, en pleine poitrine. Cela fit simplement deux ploufs assourdis. L'homme s'affaissa, la bouche grande ouverte avec une expression stupide d'étonnement sur son visage. Elle se pencha vers lui et lui tira une troisième balle dans la tête, faisant rebondir le crâne sur le sol. Le sang s'étala lentement sur la peinture grise.
Jean regarda le vieux, son arme inutile pendant au bout du bras, puis Chris. Le vrombissement d'un moteur de moto résonna dans la rue et s'éloigna.
- Ce type m'était bien sympathique.
- Pas de sentiments autrement qu'entre nous, sinon tu te perdras, et nous perdras. Ce monde est fait pour les autres, pas pour nous. Il nous faut le voler pour survivre et il nous faut nous accepter ainsi, sinon à quoi bon vouloir encore exister. Pas de trace derrière nous. Bon, maintenant on enfourne ce qu'on peut dans le sac, on se tire et on balance au passage le silencieux dans une bouche d'égout."


J'ai la bouche sèche de tant parler. Je m'arrête et bois une longue gorgée de soda. Les gars ne disent rien, ils attendent. La lumière du jour commence à faiblir derrière les fenêtres aux barreaux. La salle s'est peu à peu vidée. Un coup d'œil rapide à la pendule et je reprends l' histoire.


"Derrière la vitre fumée de la cabine, le conducteur du fourgon blindé regarda ses trois collègues s'engouffrer dans le batiment, leurs sacs de toile et une mallette vide à la main, puis reporta son attention sur le parking du centre commercial. Le talkie-walkie et la liaison radio avec le centre crépitaient dans le vide sur le tableau de bord. Il n'aimait pas se trouver là.
Noël approchait. Pour certains, c'était le meilleur moment de l'année, une période de fêtes et de cadeaux où l'on se retrouvait en famille. Pour d'autres, ceux qui n'avaient plus de famille et qui parfois même se trouvaient à la rue, il s'agissait d'une période insupportable. Pour lui, c'était pire : il risquait sa vie. Trois semaines plus tôt, un gang avait braqué un fourgon à l'aide d'un lance-roquette sur une nationale dans le sud de la France. Ses collègues s'en étaient sortis indemnes cette fois-là. On avait beau faire grève, dénoncer les conditions de travail, réclamer des moyens supplémentaires, obtenir des promesses qui se concrétisaient au compte-gouttes, on ne s'en retrouvait pas moins tôt ou tard à servir de cible vivante aux gangs organisés, de mieux en mieux équipés. Au moins, lui restait dans le véhicule aujourd'hui.
Beaucoup de monde sur le parking, malgré le soir déjà venu depuis quelques heures et le froid sec qui s'intensifie. Beaucoup trop de monde. Les gens se précipitent frénétiquement les derniers jours à la recherche des cadeaux manquants. Lui même et son épouse n' avaient terminé leurs achats qu'hier matin. Ils avaient eu un mal fou à dénicher la grue mécanique géante que désirait Guillaume, leur fils de six ans.
Ce secteur du parking était habituellement plus calme, car situé à l'arrière du centre et éloigné des issues principales. D'habitude on effectuait les virées de jour, mais la fréquence s'intensifiait en cette période, et on n'embauchait pas pour autant de personnel supplémentaire. De plus, l'éclairage était défaillant, plusieurs lampadaires ne fonctionnaient pas, abandonnant certaines zones aux ombres, en particulier le mince trottoir bordant le bâtiment où deux femmes discutaient près d'un caddy débordant de boîtes de cadeaux enrubannés. Qu'attendaient-elles à cet endroit au lieu de se tirer ? Qu'un véhicule vienne les chercher peut-être. Elles devaient avoir froid malgré leurs longs manteaux, leurs gants et leurs bonnets de skieuses. Plus loin un couple chargeait le coffre de leur voiture. De l'autre côté, une femme dégageait un caddy, un type attendait auprès elle. Un autre type garait sa voiture. Des familles poussant leurs chariots chargés se hâtaient. Attention, deux types sortaient d'un véhicule, les portières arrières s'ouvraient également, un couple d'adolescents suivit. Nom de dieu ! Qu'il était nerveux !
Une voix émana du tableau de bord.
- Robert, ici le centre, rien à signaler ?
- Non, tout va bien, Tango 3. Je vais joindre mes collègues.
Il appuya sur une touche par trois fois, sans quitter des yeux le parking.
- Comment ç se passe? Tango 3 (le code signifiait que tout était normal de son côté).
- Tango 3, on a presque fini, on arrive. On pénètre dans le couloir. Ouvre l'œil.
Les deux femmes au caddy se décidèrent à bouger, mais elles se dirigeaient lentement vers la porte qui menait à la salle forte. Manquerait plus qu'une attaque suivi d'une prise d'otage. Heureusement, pas de gamin, ni personne d'autre dans le coin, à part un homme plus tout jeune, les mains dans les poches, qui rejoint le trottoir. Mais il faudrait être fou pour attaquer seul deux porteurs de fonds armés, avec un troisième posté dans le fourgon.

Jean et Chris approchaient du point d'interception. Jean qui poussait le caddy se figea, plia sa jambe droite en arrière, descendit son regard vers elle et porta la main à sa basket, comme si quelque chose la gênait . Chris attendait, un long paquet sous le bras. Toutes deux guettaient du coin de l'œil la porte par laquelle les deux hommes allaient surgir. "

Je m'arrête à nouveau, attrape ma canette et me marre en voyant la tête que font les mecs qui m'entourent. Pourtant j'en ai encore pour un bon bout de temps à raconter mon histoire.
- Et si on faisait une petite pause ? Disons jusqu'à demain matin, je commence à fatiguer.
Les gars me décrochent un sourire. Daoud ouvre la bouche :
- Déconne pas Tiang, tu joues avec ta vie, là.
- J'aime bien ton humour, Daoud.


" Et ils émergèrent.
" On y va ! " cria Jean, et elle dégagea le fusil à pompe de son manteau. Chris fit sauter le couvercle du paquet qu'elle tenait et empoigna le pistolet mitrailleur. Elles se précipitèrent d'un même mouvement vers les deux hommes. Elles se trouvaient très proches mais Chris hurla :
- Posez le fric à terre et agenouillez-vous. Bien. A présent, déposez vos armes, doucement, tout doucement devant vous, puis mettez vos mains derrière la tête.
L'effet de surprise joua en leur faveur. Les hommes qui leur faisaient face conservèrent leur calme ; ils portaient des gilets pare-balles et s'étaient préparés à ce genre de situation. Lors de plusieurs formations, on leur avait expliqué comment réagir. Dans ce cas de figure, d'abord toujours obtempérer. Eviter en premier l'effusion de sang, surtout dans un lieu public. Ne pas se prendre pour des cow-boys. Ils firent donc ce qu'on leur demandait.
Jean s'empara aussitôt de deux sacs de la main gauche, puis recula, les braquant toujours de son arme. Chris ne ramassa pas les armes, elle se contenta de les repousser du pied aussi loin que possible. Le temps leur était compté. Un coup d'œil sur la cabine surélevée du fourgon lui permit de vérifier que le troisième employé restait dans le véhicule, où il s'agitait en faisant de grands gestes ; manifestement il avait déjà donné l'alerte. Chris ramassa la valise, il s'agissait de loin de la prise la plus intéressante car elle contenait l'argent en liquide. Dans les sacs se trouvaient les chèques et les facturettes de Carte Bleu. Les chèques étaient en partie récupérables, les facturettes seraient détruites.
Personne ne criait, c'était bon signe, on ne les avaient pas encore remarquées. Elles avaient été inspirées de détruire la veille quelques ampoules de réverbères, l'endroit était quasiment dans l'ombre. Chris se tenait trop proche. Elle pivota et se précipita vers la voiture qu'elles avaient laissée moteur tournant : quinze mètres à parcourir. Il lui revenait de prendre le volant. Jean attendit qu'elle atteigne le véhicule . Elles se trouvaient dans les temps. Maintenant il s'agissait de prendre congé.
- Ne cherchez pas à nous suivre. Vous n'êtes pas assez payés pour jouer les héros.
Ils acquiescèrent d'un même signe de tête. Elle remarqua que le plus gros transpirait. Le jeune mordillait sa lèvre inférieure. Il était effrayé et semblait près à lécher le sol si elle lui demandait. Elle recula rapidement de deux pas, le troisième ne quittait pas son véhicule. Bien. Elle pivota et se précipita, dirigeant dans son mouvement le canon de son arme vers le sol…et se trouva nez à nez avec un type sorti de nul part. "


Deux gars se mettent soudain à s'invectiver. Le jeu de dames qui reposait entre eux sur la table va voler par terre. Tout le monde sursaute. Ils repoussent leurs chaises pour en venir aux mains. Déjà, un surveillant se précipite tandis que son collègue observe la scène, derrière le vitrage de sécurité du bureau.. Rien de grave, ça se calme vite. Je passe la main dans mes cheveux en brosse.


" Qu'est-ce que ce type fait là !?
L'homme au long manteau noir a dépassé la soixantaine. Les rares cheveux sur son crâne sont grisonnant. Il porte un chapeau comme on n'en fait plus et des lunettes aux verres teintés sur un visage mince à fine moustache. Il se dégage de tout cela une certaine élégance.
Jean lui est rentrée dedans et sous le choc ses lunettes ont sauté. Il la dévisage, hébété, reprenant son souffle. Un mot sort de sa bouche : " Fatia ! ". Elle ne sait qu'une chose : elle doit passer, sa vie en dépend à présent. Alors elle fait la première chose qui lui vient à l'esprit, car le type l'empoigne maintenant par les épaules comme si elle était sa meilleure amie. Elle relève le canon du pistolet mitrailleur et lâche une rafale à bout portant. Le type s'efface au ralenti comme dans un film, mais déjà elle court, elle monte dans la voiture dont Chris a laissé la portière passager ouverte, et qui démarre sur les chapeaux de roues. Elle entend alors seulement les cris, et Chris qui lui demande si ça va. Le véhicule traverse le parking en faisant crisser ses pneus. Les piétons s'écartent comme ils peuvent. C'est la panique. Jean se retourne et tends le cou pour apercevoir le fourgon. Il les suit déjà, mais de très loin. Le conducteur est peut-être seul, car il faut aussi qu'ils s'occupent du type qui perd son sang sur le trottoir, mais il est dangereux : elles savent qu'il est en liaison radio avec sa société. Elles abandonnent le centre, tournent à droite au rond-point, emprunte la rue principale très animée, bariolée par les guirlandes lumineuses des fêtes, puis brusquement Chris donne un violent coup de volant. La voiture monte sur le terre-plein central bas et traverse la voie en zigzaguant dans un concert de coups de freins et de klaxons. Elle pénètre dans la station-service en face mais ne va pas vers les pompes. Des clients médusés la voient foncer vers la station de lavage. Encore un virage négocié, cette fois elle fait face au mur du fonds. Chris ralentit mais ne s'arrête pas. Devant elles, un trou dans les parpaings, juste assez large pour laisser passer un petit véhicule de tourisme. Chris s'engage comme une pro ; il faut dire que son père était instructeur en conduite sportive chez les gendarmes et qu'il lui a apprit pas mal de chose. Elles savent que le fourgon ne pourra pas suivre. Elles n'ont rien laissé au hasard. La nuit précédente, elles ont retiré quelques parpaings pour agrandir le passage. Elles débouchent dans une rue calme bordée de longs entrepôts. Trois voies possibles. Elles bifurquent à gauche, puis à droite. Encore une centaine de mètres, puis elles stoppent en double file au travers de la voie avant l'angle de la prochaine rue, et s'extirpent comme des folles de la voiture. Elles transfèrent armes et bagages dans le coffre de leur Renault 11. Jean allume un cocktail Molotov et le jette sur le siège avant de la voiture volée. Personne ne les suit encore. Chris est déjà au volant. Jean s'installe par terre à l'arrière et se couvre d'une veille couverture. Elles retirent perruques, bonnets et lunette qui disparaissent également sous la couverture. Jean entasse tant bien que mal sur elle les paquets qu'elles avaient laissés sur la banquette arrière. Une sirène de police retentit quelque part, très loin. Une rue, une deuxième, les voilà sur le boulevard qui descend vers l'autoroute. Chris allume l'autoradio, et la voix de Sinnead O' Connor s'élève pour célébrer leur chanson fétiche : " Peggy Gordon ".
Trente-cinq minutes plus tard elles s'immobilisent enfin devant un box parmi tant d'autres, au sous-sol d'un immeuble. Elles l'ouvrent, y garent la voiture, referment derrière elles, et entreprennent de remplacer les plaques de la voiture.

Dés le lendemain matin, la presse quotidienne se fit l'écho de leur exploit, en gros titres à la une. On s'émerveillait de leur audace. Mais on déplorait aussi la mort du passant innocent, qui s'était trouvé sur les lieux au mauvais moment. Un court article lui était même destiné en page trois. Jean le parcourut avec curiosité. On y retraçait sa carrière édifiante. Il s'appelait Yvan Dubuisson. Ancien émigré ukrainien, il avait perdu sa femme avant d'arriver sur le territoire français. Commençant par travailler pour une petite entreprise de plomberie générale, il avait déposé un brevet pour un nouveau système révolutionnaire de raccordement de tuyauterie, avait très rapidement crée sa propre entreprise et fait fortune. Il s'était fait naturalisé français et en avait profité pour faire franciser son nom. On ne lui connaissait pas d'enfant légitime. Il avait adopté un jeune asiatique et l'avait désigné comme héritier. Suivaient quelques considérations insipides sur sa triste destinée et les lois impitoyables du hasard.
Dans l 'article en première page, on expliquait sa présence sur les lieux du braquage. Il venait chercher à la pharmacie du centre un médicament nécessaire pour son cœur, après être passé dans une bijouterie où il avait acheté une bague à sa nouvelle fiancée, une animatrice d'émission télévisée célèbre qu'il fréquentait depuis quelques mois.
L'actualité politique prit bientôt le pas sur celle des faits divers. Un dernier article fit le point cinq semaines après les événements, mais il était fort maigre : les enquêteurs n'avaient toujours pas d'indice, aucune piste à explorer ; la carcasse calcinée du véhicule volé n'avait fourni aucun élément, les témoignages visuels s'accordaient mal, seuls les transporteurs de fonds avaient décrit précisément les agresseurs, mais les deux femmes portaient manifestement des perruques blonde et brune et les lunettes très larges cachaient le haut de leurs visages. Le modèle de paire de lunettes de ski retrouvée près du visage de l'innocent piéton se vendait dans tous les magasins Carrefour. On tenta quand même d'établir un portrait-robot, sans succès.
On évoqua bien un couple de femmes qui avaient déjà effectué quelques attaques à main armée de supérettes, dans la banlieue est de la région parisienne, et soupçonnées de trafic de cartes bancaires, mais sans conviction.
Chris et Jean avaient remis les fonds à un intermédiaire. Ce dernier avait pour mission d'ouvrir la mallette sans déclencher le mécanisme d'encrage des billets qui les aurait rendus inutilisables. Il devait aussi repérer d'éventuels billets marqués à l'encre invisible, par balayage d'une lampe à ultraviolets, et remettre les chèques à des professionnels qui savaient les recycler.
Les employés chargés du comptage des fonds dans la salle forte du centre commercial n'avaient pas eu matériellement le temps de noter les numéros de série des coupures. Ils s'étaient contentés d'en pointer quelques uns. Ceux-là s'avéraient dangereux à écouler. Aussi fallait-il blanchir l'argent. L'intermédiaire allait prélever dix pour cent des fonds pour sa tâche. Dans l'immédiat il leur avait verser un acompte de dix mille Euros. Il devait aussi leur reverser vingt cinq pour cent des revenus des chèques, ce qui représenterait une somme considérable car beaucoup de gens avaient réglé leurs achats par chèque ou carte bancaire. Elles étaient virtuellement riches. Mais pas question de dépenser dans l'immédiat, il fallait à présent faire preuve de patience et attendre le magot. "


Je fais une pause.
La fouine et Le furet se sont approchés de notre table, derrière Daoud, afin d'écouter. La fouine nous observe avec ses petits yeux hargneux, tout en mâchouillant un bout d'allumette. Le furet a les mains dans les poches, comme toujours, comme s'il protégeait ses trésors : c'est le roi de la récup et du troc. Freddy se tourne vers eux :
- Cassez-vous ! On est pas en colonie de vacances autour du feu de camp!
La fouine ouvre la bouche pour tenter de répondre, mais Martelli tourne lentement la tête dans leur direction, et je vois son cou de taureau se plisser. Il regarde La fouine dans les yeux. Celui-ci quête son approbation, puis détourne son regard, nous tourne le dos et s'en va. Son compère lui emboîte le pas.
J'en profite pour vider le restant de mon Coca. Puis je reprend mon polar. Où en suis-je ?

" La nuit était tombée sur l'appartement. Du douzième étage, les rideaux entrouverts laissaient apercevoir les fenêtres éclairées de l'immeuble d'en face, innombrables lucioles en damier sur la façade haute qui lui cachait la voie lactée.
Jean ne dormait pas. Il en était toujours ainsi après leurs ébats. Le visage noyé dans la chevelure blonde de Chris aux senteurs de jasmin, elle regardait sans la voir la ruche humaine. Dans l'appartement voisin, quelqu'un regardait la télévision, on entendait des applaudissements et des rires. Jean détestait la télévision, elle l'a considérait comme une boîte à décerveler. Seuls les films l'intéressaient, mais dans leur élément, sur grand écran : les grands cétacés ne vivent qu'en pleine mer, pas en aquarium. Chris et elle adoraient se rendre au cinéma. Elles aimaient fréquenter les salles obscures. Si elles n'affectaient aucun genre en particulier - car c'est l'immensité du flot d'images qui les attiraient, et l'intimité contradictoire du lieu - elles portaient une préférence pour les films avec Sean Connery, Robert Redfort ou Morgan Freeman. Que de vieux acteurs si touchants.
Jean ne pouvait de toute façon pas trouver le sommeil. Elle se repassait en boucle la scène où elle avait pressé la détente dans un réflexe de survie, pour la première fois. Car Jean n'avait jamais tué auparavant. Elle revoyait l'étonnement envahir les yeux de l'homme qui allait mourir, et le visage disparaissait trop vite. Il n'y avait pas de ralenti.Elle revoyait Eymen également. C'était donc cela la mort ? Un corps qui s 'efface et la vie s'écoule sur le sol ?Avait-il beaucoup saigné ? Et pourquoi l'avait-il appelé Fatia ? L'avait-il confondu avec une autre femme ? Avait-il cru que cette femme lui apportait la mort ?
Elle fit glisser sa main sur le ventre chaud de Chris. La douceur de sa peau l'émerveillait.
A l'inverse de Jean, Chris avait connu ses parents. Etait-ce un mieux ? Son père avait succombé à une crise de delirium tremens alors qu'elle venait de fêter ses cinq ans. Sa mère avait réchappé à l'alcoolisme : Nicole Marie-Françoise Amélie Maillet, se mourrait dans un hôpital psychiatrique dans le Cotentin, d'un cancer généralisé. Chris ne lui en voulait pas, elle ne supportait simplement pas de lui rendre visite ; elle l'avait effacée de son esprit comme on efface un mauvais souvenir. Chris était douée pour oublier ce qui pouvait lui porter atteinte. Jean aurait aimé pouvoir en faire autant.
Elle admirait Chris pour sa force de caractère. Chris ne représentait pas son alter-ego, mais plutôt son complément, la femme qu'elle aurait aimé être.
Les couples se rencontrent généralement lors de soirées entre amis, par l'intermédiaire de connaissances, dans un bar ou pendant les vacances d'été. En tout cas, lors de moments agréables. Chris lui avait été présentée à l'occasion d'un vol de voiture de luxe. Elle faisait partie d'une équipe spécialisée dans ce genre d'opération. Le coup avait mal tourné. Les flics en avaient eu vent et le mentor de Chris avait trouvé la mort lors d'une course-poursuite qui s'était terminé par un carambolage sur une autoroute brumeuse, un soir de novembre. Aujourd'hui, les vies de Chris et de Jean se trouvaient intimement liées. "


Je réclame un autre Coca à mon auditoire. Ils se regardent. Martelli glisse sa pogne dans une poche, en ressort un poignée de monnaie et annonce qu'il paye la tournée. Daoud ramasse le tout et se lève.
Leandreau pose les mains bien à plat sur la table devant lui, les doigts écartés comme s'il s'apprêtait à nous interpréter au piano une sonate en ut majeur de Mozart (c'est l'un de mes musiciens préférés). Je remarque ses phalanges à demi cicatrisées ; on vient de lui ôter ses bandages deux jours plus tôt. Une image me revient à l'esprit. Mardi soir, nous regardions en groupe " L'arme fatale II " sur le nouvel écran géant qui orne l'un des murs du réfectoire. Comment on a pu nous offrir un truc pareil, cela demeure un mystère pour moi. On se croirait presque au cinéma. Il est vrai que les gars sont plutôt de bonne humeur après la séance. C'est notre luxe de taulards, même si on a accès qu'aux chaînes traditionnelles. L'écran est réservé aux films du soir, pendant la journée il est protégé derrière un rideau métallique.
On regardait le passage où le flic noir rentre à son domicile après une course poursuite en bagnole (c'est la scène qui débute le film) accompagné de son coéquipier. Il se colle à cinquante centimètres du téléviseur, un sandwich à la main. Sa famille s'installe sur le canapé et on lui annonce que sa fille va passer à la télé dans une pub. Quand il découvre sa fille en bikini, vantant l'usage de préservatifs, il est complètement scié, les yeux lui en sortent de la tête.
On connaissait tous ce passage par cœur, bien sûr, mais à chaque fois l'effet était garanti : les gars se tordaient de rire. Comme j'étais au premier rang, je me retourne pour voir la salle s'esclaffer. Je vois Leandreau, droit sur sa chaise, le regard fixe, comme si le monde qui l'entourait avait cessé d'exister, et je comprends soudain qu'il pleure : une larme brille dans l'obscurité, il ne tente même pas de l'essuyer.
Il est comme ça parfois Leandreau, ailleurs, enfermé dans sa tête. Mais cela se comprend. Un jour, sa femme l'appelle en sanglotant à son bureau. Il ne saisit pas grand chose de ce qu'elle raconte, mais il comprend qu'il s'agit de sa fille de six ans et que c'est grave. Il sait d'ailleurs que sa fille n'a pas été à l'école ce jour là parce qu'elle a de la fièvre depuis la veille. Il débarque comme un fou chez lui et là, sa femme lui explique en hoquetant qu'en discutant avec leur fille sur ses derniers dessins, la gamine lui a fait comprendre qu'elle avait été victime d'attouchements sexuels de la part de son instituteur. Le sang de Leandreau ne fait qu'un tour. Il demande le nom du type et se précipite alors à l'école de sa fille, parcourt les couloirs déserts, trouve enfin le nom du type sur une porte, entre comme un forcené dans la classe et devant tous les enfants, se jette sur le gars qui fait cours sur l'estrade et lui balance son poing dans la figure. L'autre tombe à terre, le nez fracturé, les gamins se mettent à pleurer ou à hurler. L'instit se relève et fonce vers la sortie. Il parvient à s'enfuir, traverse le boulevard en zigzaguant entre les voitures et se réfugie dans une chapelle. Leandreau a perdu du temps, car les portes se sont ouvertes sur son passage, et quelques personnes ont tenté de s'interposer. Il pénètre à son tour dans la chapelle, choppe le gars, le traîne par terre par une jambe comme un vulgaire sac à patates en remontant l'allée centrale, ressort avec lui, le dépose sur le parvis et se met à le matraquer de ses poings au visage, puis à le bourrer de coups de pieds dans les côtes, sous le regard impassible des deux anges en béton qui entourent l'escalier.
On a sauvé le type, mais Leandreau l'a salement amoché. A présent Leandreau est là. Il a écopé de deux ans de prison dont dix mois déjà passés en préventive. Tout le monde sait qu'il ne fera pas ses deux ans, parce qu'il sera relâché avant pour bonne conduite. En attendant, il a l'air un peu secoué, on l'a mit sous traitement médicamenteux. Parfois, quand vient le soir, il déambule dans les couloirs en gesticulant et crachant des mots comme un boxeur à moitié sonné, sous la lumière crue des néons. Les autres détenus ont comme une sorte de respect envers lui, mêlé de crainte. Ils le laissent tranquille. Ici, il y a des mecs qui ont fait de sales trucs et qui ne sont pas près de sortir ; mais les violeurs d'enfants ont encore moins la côte que les autres.
Le problème, c'est qu'il s'était trompé de type dans sa précipitation, le Leandreau. L'instituteur concerné était absent pour cause de formation depuis plus d'une semaine, c'est son remplaçant que Leandreau avait bousculé.
Daoud dépose les boissons sur la table avec la monnaie restante. On boit un coup.

"Premier samedi d'un mois de mai frileux. Le soleil avait du mal a percer à travers les vitres sales. Elles avaient enfin décidé de terminer un puzzle commencé depuis plus de trois mois, une reproduction d'un peintre Allemand, Gustave Klimt : " Le baiser ". Elles sirotaient des panachés. Agenouillées sur le tapis du salon, il ne leur restait plus que quelques pièces dorées à assembler lorsque la sonnerie du téléphone troubla leur silence appliqué. Elles se dévisagèrent, surprises. Chris se trouvait la plus proche, elle décrocha.
- Mlle Jeanka Jovanovic ?
- C'est à quel sujet ?
- Je représente le cabinet notarial David et David. A ce titre, je dois m'entretenir avec Mlle Jovanovic d'une affaire importante, qui la concerne tout particulièrement. Il faut que nous nous rencontrions.
- Ne quittez pas, je vous la passe.
Elle se tourna vers Jean : " C'est un notaire qui veut te parler ".
Le type ne voulut pas en dire beaucoup plus au téléphone. Il se présenta, lui proposa un rendez-vous à son cabinet, rue de Bellecourt dans le onzième arrondissement parisien, et lui précisa qu'un taxi viendrait la chercher à son domicile. Elle demanda si Chris pouvait l'accompagner. Il lui assura que cela ne posait aucune problème, insista sur l'importance de cet entretien et prit congé très poliment après qu'ils aient déterminé une date et une heure.

Trente-sept ans, peut-être trente-huit, Jean-Philippe David était encore jeune mais déjà bedonnant. Il dissimulait avec peine un sourire radieux, sur un visage rond et jovial. Elles lui faisaient face, assises dans des fauteuils en cuir confortables. Haute de plafond et spacieuse, la pièce respirait la prestance, à l'image de son occupant : porte à doubles battants, murs blancs, moulures et dorures, reproductions de tableaux de maîtres, diplômes encadrés à l'américaine, bibliothèque aux livres de droit sagement alignés derrière leur vitrine, petite table basse ronde d'appoint avec bouquet de fleurs magnifiques et magazines, hautes fenêtres bourgeoises laissant passer les bruits incessants de la ville.
Jean se sentait sur le qui-vive mais ne voulait rien en laisser paraître. Elles n'avaient pas changer leur tenues vestimentaires : pantalons de jean et vestes de cuirs sur tee-shirts moulants. L'homme attendit qu'elles se soient assises et prit place derrière son bureau de verre. Il tira vers lui l'épais dossier qui attendait au centre, s'empara d'un stylo en argent et le fit tourner lentement entre ses doigts. Jean croisa les jambes. Il s'adressa à elle.
- Je dois tout d'abord vous expliquer que notre cabinet représente les intérêts de M. Yvan Dubuisson. Ce nom ne vous dit peut-être rien, mais avant de vous expliquer en quoi cette personne peut vous concerner, je vais au préalable vous conter rapidement quelques faits. Il va sans dire que je tiens un dossier complet à votre disposition, dossier dont vous pourrez prendre connaissance si vous le désirez après cette entretien.
Sur ce, il cligna fortement de l'œil gauche en la regardant. Surprise, elle réalisa qu'il s'agissait d'un tic car il reprenait déjà sentencieusement son petit discours.
- M. Dubuisson est originaire de l'Ukraine. Pour des raisons disons politiques, il a décidé de quitter ce pays avec son épouse dans les années soixante dix. Craignant pour leurs vies, il est convenu qu'elle parte avant lui pour plus de discrétion. Comme à cette époque leurs moyens financiers sont plus que précaires, elle embarque clandestinement avec un groupe d'autres désespérés, principalement constitué de femmes et d'enfants, à bord d'un train de marchandises qui doit leur permettre de traverser les frontières, à destination de la France, terre d'asile et des droits de l'homme. Hélas, il y a un impondérable, le train est retardé, et ces pauvres gens sont enfermés avec tout juste de quoi survivre. Hors, son épouse est enceinte de plus de huit mois, et elle accouche dans des conditions particulièrement atroces, dont je vous ferais grâce des détails. Madame décède. Toujours est-il que l'enfant est sauf, il s'agit d'une fille.
Chris se tourna vers Jean, mais celle-ci restait clouée d'effroi sur son siège, fixant son interlocuteur.
- C'est là que tout se complique, si vous me permettez l'expression. Hum hum.
Et il lui fit un nouveau clin d'œil, avant de reprendre.
- Pour des raisons plus ou moins obscures, le père de l'enfant perd sa trace. Il mettra toute son énergie durant sa vie pour la retrouver, sans succès. Pourtant ses moyens financiers lui permettent de faire effectuer des recherches approfondies, car il a spectaculairement fait fortune sur le territoire français grâce un brevet qu'il a déposé. Mais il semblerait que l'enfant ne soit pas parvenu en France. En désespoir de cause, il décide un jour d'adopter un jeune asiatique sans famille et le désigne comme son héritier ; toutefois, il prend le soin de faire insérer une clause dans son testament. Aux yeux de la loi, sa fille se doit d'hériter en première ligne, mais encore faut-il la retrouver dans un certain délai, faute de quoi, c'est le fils adopté qui héritera de l'intégralité des biens. C'est ici que nous intervenons plus précisément. Cette clause, hum hum, cette clause donc, stipule que si notre cabinet parvient à retrouver son héritière, dans les temps cela va sans dire, il nous sera reversé une certaine somme d'argent.
Comme vous l'avez compris, notre client est décédé. Et en fait, hum hum, vous vous doutez bien que M. Dubuisson ne s'appelait pas précisément ainsi en son pays natal. Il a décidé de prendre ce patronyme, après avoir fait fortune. D'ailleurs, à ce jour, ses biens sont considérables, mais j'y reviendrais. Donc, je dois vous dire que M. Dubuisson s'appelait auparavant Yvan Samuel Jovanovic et j'ai le plaisir de vous apprendre que nous vous avons retrouvée.
Manifestement content de son effet, Jean-Philippe David fit un clin d'œil, reposa son stylo et croisa les bras, regardant Jean avec un vif intérêt, guettant sa réaction.
- Comment est-il mort ? demanda-t-elle, d'une voix étranglée.
- Je dois malheureusement vous apprendre que votre père a été l'innocente victime l'année dernière d'une agression à main armée, exercée sur la personne de transporteurs de fonds. En tant que passant, il semblerait qu'il ait été tué malencontreusement par les malfaiteurs, lors de leur fuite. La presse a beaucoup devisé sur ce fait divers. Peut-être en avez-vous entendu parler. Nous avons joint quelques articles au dossier.
- Quel était le prénom de sa femme ?
- Voyons. Il ouvrit le dossier et tourna quelques pages. Ah, j'ai trouvé votre information. Il est indiqué ici que votre mère se prénommait Katia.
D'un seul coup, Jean revit la scène précédant sa fuite. Le visage de l'homme qui s'allongeait d'étonnement, sa bouche qui s'arrondissait pour laisser échapper un mot, un mot qu'elle n'avait pas comprit sur l'instant. Il n'avait pas soufflé le prénom Fatia, mais celui de Katia. Il avait retrouvé brusquement en sa fille qu'il n'avait jamais vue, les traits de son épouse qu'il n'avait jamais pu voir vieillir. Et tout naturellement, c'est le prénom de celle-ci qui lui était venu à l'esprit. Avait-il compris, au tout dernier moment, alors que son sang s'écoulait sur le sol glacé de ce parking anonyme, alors qu'il se sentait mourir, que sa propre fille ne l'avait connu une fraction de seconde que pour mieux le tuer ?
L'homme étendit le bras et appuya sur une minuscule sonnette placée dans un angle de son bureau. Presque aussitôt on poussa la porte. Une jeune femme vêtue d'un tailleur clair pénétra dans la pièce, portant un plateau sur lequel reposaient une bouteille d'eau minérale et des verres.
Chris quitta son siège et vint s'agenouiller à côté de sa compagne. Elle la serra contre elle. Alors Jean s'abandonna aux larmes.

Jean déposa le document remis par l'office notarial sur le lit, puis referma la porte de la chambre. Chris venait de s'installer sur le canapé en compagnie d'un roman policier de Michael Connelly. Elle s'assit en tailleur sur la couette aux motifs japonais. La chemise du dossier était d'un jaune criard. Mais pour elle, il représentait comme un album de famille exhumé d'un grenier poussiéreux. Elle prit le verre de bière déposé sur la table de chevet, ferma les yeux et aspira le breuvage frais. On percevait le bruit feutré des enfants jouant au pied de l'immeuble. Aurait-elle un jour des enfants ? Enfanter. Ce mot la fascinait. Elle ne détestait pas les hommes. Elle appréciait parfois leurs avances. Mais tout simplement, son cœur avait décidé de s'épancher ailleurs. Son sexe était avant tout procréation, mais pour elle et Chris, il était avant tout amour. Que de manque parfois dans le corps d'une femme. Que de vide à combler. Comment concilier l'envie d'être mère et celui d'être aimé ?
Le dossier posé devant elle ne devait pas laisser de place à l'incertitude. Elle s'adossa contre l'oreiller et défit la lanière.
Un inventaire avait été dressé. Le dossier contenait :
- un état des biens de son père,
- un court résumé de la vie de ce dernier,
- une lettre de son père à son attention,
- quelques photos,
- une note d'information récente.
Une enveloppe cachetée portait la mention : " Lettre d'un père à sa fille " et le nom de Yvan Jovanovic en dessous, d'une écriture fine et déliée. D'un ongle mi-court elle en trancha le papier.


A ma fille que je n'ai pas connue.

Si un jour tu prends connaissance de ces quelques mots, c'est que tu seras vivante et que je serais mort.
Le destin en aura ainsi décidé. Il a décidé de te séparer de moi avant même que je ne puisse te serrer en mes bras, il a décidé de faire disparaître ta mère à nos yeux et de faire ainsi de nous des orphelins.
Que te dire ? Que je t'aime ? Alors que je n'aurais jamais connu la couleur de tes yeux, de tes cheveux. Que je ne t'aurais jamais embrassée ? Les mots sont impuissants à décrire ce genre de choses. Sache simplement, que le soleil ne s'est pas couché un jour sans que je ne pense à toi. Mais il semblerait que nous ayons tous, du plus humble au plus puissant, notre croix à porter en ce monde.
Aussi, si j'ai fini de porter la mienne, pourrons-nous un jour nous retrouver en d'autres cieux plus cléments.

Ton père.
Yvan Jovanovic.


Elle n'ouvrit pas la pochette marquée " Photos " au feutre noir, de peur de se retrouver en face de cet inconnu qui portait à présent son nom, et se contenta de survoler l'inventaire des biens répertoriés par le cabinet de notaires. Très vite, elle acquit la certitude qu'elle était devenue riche ; par la voie des armes. Enfin, elle tomba sur une note laconique qui concernait son demi-frère. Il purgeait actuellement une peine de prison et avait exprimé le désir que sa sœur ne soit pas informée du motif de celle-ci. A cette occasion, il avait repris son ancien nom, afin de bénéficier d'un certain anonymat. Elle jugea que cette attention était toute à son honneur, et referma le dossier.

Samedi matin, dernier jour de travail de la semaine pour certains. Chris hocha la tête en réponse à son patron et se dirigea vers son bureau ; elle avait envie d'un café fort et pas de la lavasse du distributeur à usage de la clientèle, situé dans le hall d'exposition du concessionnaire Rover. Dans un coin de son bureau encombré, elle avait installé sa propre machine à expresso. Elle était crevée, la semaine n'avait pas été de tout repos et le samedi par excellence se trouvait le jour le plus animé. Elle poussa la porte, déboîta le récipient à réserve d'eau et se retourna pour aller le remplir au robinet du lavabo. La réverbération du soleil sur la double porte en verre du hall franchit la paroi vitrée de son bureau. Machinalement elle regarda les nouveaux arrivants, deux hommes en blousons. Chris avait déjà été arrêtée par les services de police. Elle saisit immédiatement qu'il s'agissait de flics. Elle reposa le bloc en plastique, s'empara de son téléphone portable dans la poche de son tailleur, et appuya sur la touche d'urgence programmée.

La cliente examinait d'un air pensif l'affiche représentant une plage de sable fin encadrée de cocotiers, fixée sur le mur au-dessus de Jean, pendant que celle-ci tapait sur son clavier d'ordinateur les informations de réservation pour le Portugal, lorsque le message d'alerte lui parvint. Jean leva aussitôt les yeux vers l'entrée de l'agence de voyages : sur le trottoir d'en face, deux hommes en costume attendaient pour traverser la contre-allée. Elle s'excusa auprès de sa cliente, se leva, et d'un pas normal mais pressé passa derrière ses collègues afin d'atteindre la porte du couloir. Sans se retourner, elle poussa celle-ci, se glissa dans le couloir et se précipita dans l'espace vestiaire. Elle ouvrit son placard et s'empara de son blouson et de son sac. Une collègue l'appelait mais déjà elle avait atteint l'issue de secours qui donnait sur le couloir intérieur de l'immeuble voisin. Personne. Elle couru sur le carrelage en faisant claquer ses hauts talons. La porte d'entrée ouvragée à l'ancienne de l'immeuble… "


Les haut-parleurs de la salle nous rappellent brusquement que l'heure du dîner approche et qu'il va falloir dégager les lieux. Freddy leur jette un regard haineux, comme si on venait de le déranger en pleine sieste. Je reprends mon récit en lorgnant sur les canettes vides.


" La porte d'entrée ouvragée à l'ancienne de l'immeuble s'ouvrit au même instant, inondant de lumière le couloir sombre. Deux hommes pénétrèrent dans la lumière où dansaient des particules de poussière. La porte s'était refermée derrière elle ; elle savait qu'il n'existait pas d'autre issue.
- Nous sommes de la police, Mlle Jovanovic. Ne bougez pas, vous êtes en état d'arrestation.
L'un deux sortit une paire de menottes.
- Nous vous arrêtons pour présomption d'attaque à mains armées sur des transporteurs de fonds et meurtre par homicide volontaire sur la personne de M. Yvan Debuisson, le vingt et un décembre dernier.
Elle ne leur opposa pas de résistance.

La cour intérieure se trouvait à quelques pas. Elle atteignait la porte du sas menant à l'atelier lorsqu'elle entendit l'un des deux hommes l'interpeller.
- Mademoiselle ! S'il vous plaît !
Elle fit mine de ne pas avoir saisi qu'il s'adressait à elle. Par chance, elle portait des chaussures plates ce jour-là. Elle pénétra dans l'espace sombre et bruyant de l'atelier, se mit à courir, ouvrit à la volée la porte donnant accès à la cour. Adossés contre un mur, deux hommes l'attendaient. Rebroussant chemin, elle se précipita vers son coupé sport, sauta par dessus la portière, tourna la clef de contact et démarra en trombe, semant la confusion parmi les mécaniciens. Klaxonnant, elle émergea de l'atelier. Un véhicule bloquait en partie la sortie, mais elle parvint à enfiler le large trottoir de droite, heureusement libre de passants, sur quelques mètres. Défonçant une benne à ordures, éraflant au passage un lampadaire, elle descendit un bateau, percuta une autre voiture sur la chaussée, et commença à dévaler la rue, laissant derrière elle un concert de klaxons.
La rue étroite et en pente raide était bordée de voitures en stationnement. Tout en bas, elle aperçut un véhicule de police stopper en travers de la voie. Des flics en tenue en jaillirent, armes à la main, et prirent position à l'abri des véhicules. Elle freina. Un rapide coup d'œil en arrière lui confirma que la circulation ne lui permettait pas de reculer, et les flics du garage survenaient en courant sur le trottoir. Sur ce même trottoir, à peine à trois mètres, une femme obèse, tenant un panier d'un bras et un marmot de l'autre, la dévisageait, les yeux écarquillés.
Elle regarda à nouveau devant elle, indécise, et puis en une seconde d'immense intensité, adopta une décision. Alors tout devint soudainement plus facile. Elle immobilisa son coupé en engageant le frein à main, étendit un bras, frappa du plat de la main la boîte à gants à l'ouverture défectueuse, qu'elle ne ferait plus réparer, en sortit son pistolet, actionna sa détente et releva la tête. Un jeune flic équipé d'un gilet pare-balles, un bandeau blanc à travers de la poitrine marqué " police ", s'approchait déjà avec précaution sur le trottoir de droite, arme braquée à deux mains dans sa direction, suivi de près d' un collègue. Elle se sentait nauséeuse, et crut l'espace d'un instant qu'elle allait vomir. Levant lentement son pistolet, elle l'approcha de sa tempe.
- Ne faites pas ça !
Bizarre, à cette distance elle pouvait distinguer la couleur de ses yeux, un bleu turquoise. Pouvait-on avoir des yeux turquoise ? Il paraissait très jeune, vingt-trois à vingt-cinq ans à tout casser. Envoyait-on les novices se faire tuer ? Elle appuya le canon sur sa tempe, bien à l'horizontale, juste devant son oreille ; il ne s'agissait pas de se rater et de finir ses jours dans un fauteuil roulant, à l'état de légume.
- Non ! Arrêter ! Pourquoi voulez-vous faire ça ?! Vous ne risquez que la prison ! Rendez-vous.
Tout compte fait, il était très mignon, ce blondinet. Elle aurait pu boire un verre dans un bar en sa compagnie si les circonstances avaient été toute autre. A présent, il se tenait presque à sa portière droite, un capot les séparant. Elle imaginait du monde derrière elle.
- Jeune homme, je sais pourquoi vous voulez m'arrêter. Ce que vous ignorez, c'est que mes empreintes sont déjà fichées sous mon véritable nom, pour divers délits dont celui de meurtre au premier degré. Je n'ai pas envie d'être avalée vivante dans le ventre d'une prison, pour y croupir comme Jonas.
Elle éleva les yeux vers le ciel. Entre deux nuages de pure fantasmagorie, chevaux à la crinière effilée, un vol d'étourneaux tournoyait joyeusement, traversant une toile bleu d'azur. Elle fut étourdie de vertige. On venait la chercher mais il n'existait plus que ce territoire sans limite, et Jean qui peut-être courrait sans fin à l'instant même. Tout se noyait. Elle ferma les yeux, emprisonnant le soleil sous ses paupières, et posa la main gauche sur son cœur. Les sons de la ville s'engouffraient en sa tête. Elle se vit petite fille : elle sanglotait sur le bord de la chaussée en serrant son épagneul mort dans les bras, du sang sur sa jupe jaune et rouge à carreaux. Il se nommait Sultan. Ses lèvres formèrent une parole muette. Elle pressa la détente.

La cellule sentait le propre, repeinte depuis peu: c'était toujours ça. Allongée sur sa couchette, elle écoutait son estomac gargouiller. Son corps ne semblait pouvoir accueillir aucun aliment. On lui avait donné un sédatif. Parfois, les crampes trop fortes l'obligeaient à se plier en deux, les bras à travers de la poitrine. Elle se courbait alors en avant, prostrée, dans l'attitude d'un bouddha en prières.
La pluie tombait dans la nuit noire depuis plusieurs heures. Les taches au plafond se transformaient au grée des éclairs en démons effrayants ou arbres tremblants dans la tempête. Quelques fois, il lui semblait reconnaître le visage souriant de Chris, étendant de longs bras pour l'emporter avec elle. Elle déglutit, pressa ses mains sur son ventre. Au moins se trouvait-elle seule. Courte nuit de répit avant l'arrivée d'une nouvelle co-locataire. Dans la cellule d'en face, Jacqueline geignait tel un animal attendant le retour de son maître. La semaine précédente, elle avait tenté de mettre fin à ses jours en avalant des barbituriques négociés à prix d'or.
Hébétée, elle venait de se décider à se lever pour aller boire un peu d'eau et se redressait sur sa couche, lorsqu'elle surprit un bruit à la porte : un cliquètement métallique. D'un seul coup la porte s'ouvrit et une masse s'encadra à contre-jour. Le temps qu'elle reconnaisse Annie et la masse fondait sur elle, lui assenant une gifle qui la sonna. Puis la masse s'assit sur elle, lui comprimant la poitrine. Elle tentait de reprendre son souffle mais Annie enfourna un tissu dans sa bouche béante. Elle suffoqua, essaya d'arracher le bâillon improvisé, mais Annie empoignait ses poignets, la plaquant fortement sous les draps. Etourdie, affaiblie, elle scruta le regard froid de sa tortionnaire.
- Il faut que tu saches, Jean, que je n'ai rien contre toi, même si j'aime pas trop les gouines. On m'a demandé de te faire passer un message et de m'occuper de toi.
Jean roulait des yeux effarés. Annie pesait plus de cent kilos. C'était une détenue aux traits bovins, à la mâchoire carrée et aux petits yeux ronds froids et cruels enfouis sous la graisse, qui s'imposait auprès des autres comme une mère maquerelle dans une maison close. Elle ne comprenait pas la raison de son intrusion ; jusqu'à présent, elle avait toujours réussi à l'éviter.
- Pas facile d'arriver jusqu'à toi, mais si Mahomey ne va pas à la montagne, la montagne se déplace jusqu'à Mahomey. Tu vois, il est plus facile d'entrer dans une cellule que d'en sortir. Quelqu'un m'a payé pour ça ma belle, un type qui te connaît. Je ne sais pas qui c'est, on m'a juste fait passé une avance et un message. Je serais très bien payée pour mes talents. Alors ouvre bien en grand tes esgourdes : ton frère n'a pas apprécié que tu trucides le pater, et il m'a demandé de te faire la peau. A voir tes grands yeux plein d'effroi, j'ai l'impression que t'as compris le message. Désolée ma chérie, on va tout de suite passer à la pratique, j'ai pas toute la nuit devant moi pour cette petite ballade. Bye bye, bienvenue en enfer.

Le lendemain matin, on retrouva Jeanka Jovanovic pendue dans sa cellule, suspendue par un drap de lit au barreau de protection de la gaine de ventilation. On ne fut pas vraiment étonné de son geste, car on la savait dépressive. Le légiste constata quelques ecchymoses, fut surprit qu'elle ne ce soit pas plus débattue sous l'emprise de l'étranglement, mais ne nota rien d'anormal et rédigea son rapport en ce sens. Le surveillant de nuit n'avait rien remarqué de particulier cette nuit-là. L'intendant général rédigea une note sur les faits et demanda que par mesure de sécurité, l'on remplace les barreaux de ventilation par une grille.
L'office notariale David et David, prévenu par l'avocat de Jean, adressa un avis de décès à son demi-frère. Celui-ci ne demanda pas de permission exceptionnelle pour assister à la cérémonie d'inhumation. "


- Ben merde Tiang ! Y'a pas à dire, t'as de l'imagination ! s'exclame Daoud. Nous dis pas que tout ça c'est vrai ? Et puis comment t'aurais pu savoir tout ça ? C'est pas possible que tout soit vrai. D'ailleurs, y'a même pas de nana qui s'appelle Annie ici. Y'a bien Caro qui lui ressemble un peu, la pro de la cambriole, mais…
Il s'arrête soudain comme s'il venait de dire une connerie et me fixe d'un drôle d'air.
Je réponds qu'on ne me paye pas pour raconter des histoires vraies, mais des histoires que les gens ont envie d'entendre.
Martelli baisse ses lourdes paupières et m'observe à travers ses cils étrangement longs. On dirait qu'il cherche à m'imiter. Il s'exprime posément :
- C'est vrai que pour nous tu ne t'appelles pas Dubuisson. Par contre, tu ne nous as jamais vraiment expliqué pourquoi tu avais demandé ton transfert de Luynes aux Baumettes… Tu es un sacré numéro Tiang et j'aime bien tes histoires.
Son front luit étrangement sous le néon qui nous surplombe en clignotant.
Daoud insiste :
- Et comment les flics ont-ils retrouvé leur trace?
- Par une empreinte de doigt partielle, récupérée sur la paire de lunettes de ski abandonnée par Jean ; les branches de ces lunettes sont plus larges. Le problème avec les empreintes, c'est qu'il faut disposer au préalable d'une autre empreinte pour comparer. Si tu n'es pas enregistré dans le fichier national, il faut bénéficier d'un sacré concours de circonstances pour t'identifier.
Les autres ne disent rien. Ils font une drôle de tête. Leandreau est blême. Même Freddy ne gesticule plus sur siège ; on dirait qu'il vient de découvrir un serpent à sonnettes dans la jungle, dressé au détour d'une feuille de bananier. Mais peu importe, je sais qu'ils n'en souffleront rien à personne, que cela restera entre nous ; et puis je m'en fous un peu à présent.
Moi, je ne suis pas prêt de sortir de ce trou. C'est bien dommage, car un beau paquet de pognon m'attend dehors. Et je n'ai pas de famille qui m'attend : mon père adoptif et ma demi-sœur sont morts ; quand à ma femme, je lui ai tranché la gorge, ainsi qu'à sa salope de sœur jumelle, un beau soir de juillet. Cela fait déjà quatre ans et vingt et un jours.
Pourquoi ? Cela, c'est une autre histoire…