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L'oeil était dans la tombe

 

L'œil était dans la tombe…

 

Sté L'Equité
Délégation de Marseille,
132 av du Prado
13008 MARSEILLE 13009 Marseille

Mlle Edith Richard

Résidence Le Verger des Anges

53 Bd Barral

Nos références :
Dossier sinistre n° A99X227592
Contrat n° 35.621.458
Gestionnaire G. Artgill
Poste 04.91.55.19.57

Samedi 15 septembre 2001.

Mademoiselle,

Votre lettre du 24 septembre n'apporte aucun élément nouveau ni aucune preuve qui nous permettent de faire évoluer notre position.
Nous vous rappelons :
- que le taux d'incapacité partielle permanente découle de l'expertise contradictoire effectuée le 10 mars 2001 par votre médecin traitant, le Dr F. Barcanovich , et notre médecin, qui ont déterminé la date de consolidation de vos multiples fractures au 25 novembre 2000 ;
- au terme de cette expertise, il n'y a pas lieu à pretium doloris et votre préjudice esthétique a été considéré à hauteur de 3.000 €.

En conséquence, nous maintenons notre décision.
Vous voudrez bien nous retourner signée dans les meilleurs délais la quittance d'indemnité de 5.300 € que vous trouverez ci-jointe.

Veuillez agréer, Mademoiselle, l'assurance de nos salutations distinguées.

Pour la compagnie
G. Artgill

*******


Mardi 03 octobre.
La matinée avait plutôt mal commencé.
S'était-elle vraiment réveillée ce matin-là ?
Elle rassembla son courage et pénétra dans la salle de bain. Le visage renvoyé par le miroir était pâle. Petite, rousse, les traits un peu graves, Edith ne manquait pourtant pas de charme. Elle avait les hanches un peu larges et les hommes aimaient ça. Mais elle s'en fichait à présent. Elle préférait passer inaperçue, ne portait d'ailleurs plus de maquillage.
Elle bu un peu d'eau dans le verre à dent. Son estomac se révolta.
Tu veux boire un café Edith ? Je veux bien.
Elle prépara du café bien fort et alluma une cigarette. Elle se dit qu'il était encore temps d'arrêter de jouer les soûlardes. Elle n'avait jamais réellement l'intention de boire plus qu'il ne fallait, mais lorsqu'elle commençait à boire rien ne la retenait t'enfiler bière après bière.
Elle sirota son café à petites gorgées, le front collé à la vitre crasseuse. En bas, à travers la frondaison des pins, les véhicules avaient commencé leur manège autour du rond-point et cela ne cesserait qu'à la tombée de la nuit. Dehors c'était un matin d'été mais l'appartement lui semblait froid.
Qui vient dîner ce soir ? Kobol le troll ?
Une longue toux, mauvaise, accrocheuse, la surprit. Elle l'essuya d'un revers de mouchoir en tissu (elle ne supportait pas ces mouchoirs jetables en papier s'effritant sous les doigts). C'était de la folie de continuer à fumer autant.

Dans l'ascenseur Edith appuya sur le bouton afin d'atteindre le rez-de-chaussée de la tour et tourna machinalement son regard vers la paroi vitrée du fonds. Un flash inonda son lobe cervical gauche comme une aiguille. Sous le choc elle vacilla et sa main droite chercha appui sur la barre métallique à mi-hauteur de la cloison. Elle baissa les paupières.
La porte glissa en chuintant dans son dos, un rectangle de lumière venant du hall se découpa sur son reflet de noir vêtu et elle comprit que l'ascenseur était déjà arrivé à destination.
Etourdie, sa main droite agrippée à sa sacoche de cuir, elle sortit.

Une femme âgée s'appuyait sur une canne de bois poli. Elle tenait au bout d'une corde en coton bleu délavé un colley qui semblait tout aussi âgé. La boule coincée dans son ventre s'éveilla, remonta sourdement vers sa gorge, lui dévora la trachée et s'extirpa sournoisement
Tu n'as pas sorti le chien. Je n'ai pas de chien.
La laisse s'échappa et s'enroula autour du cou du chien en serpent rapide. L'animal vacilla sur ses pattes avant de s'affaler avec un léger bruit mat sur le sol. Ses pattes griffaient le sol comme une araignée.
Les pas d'Edith claquèrent sur le damier de marbre. Elle fuyait.

Elle déboucha à l'air libre devant le marchand de primeurs.
Le vendeur de melons n'aimait pas les rousses : son ex épouse était rousse. Elle l'avait envoyé à l'hôpital d'un coup de couteau de cuisine, un soir sans raison ; et l'avait poursuivi sur la pelouse des voisins où il s'était traîné pour lui échapper, perturbant leur partie barbecue. Elle l'appelait au téléphone toutes les fins de mois pour lui rappeler le versement de la pension alimentaire, avait rayé le flanc droit de sa voiture - à l'aide d'une clef sans doute, c'était elle il en était sûr - et le suivait parfois dans la rue.
Sa tête fut projetée en arrière. Une plaie béante zébra brusquement sa gorge comme un néon grotesque. Le sang gicla sur le bleu de la mer provençale peinte sur le mur. Ses yeux exorbités d'étonnement disparurent quand le corps bascula dans l'étalage.
Tu aimes les melons ? Je les adore.

Quand le bus quitta l'arrêt et qu'elle regarda autour d'elle les autres passagers elle se promit soudain de téléphoner à sa mère. Cette décision était un progrès considérable. Dans la rue puis le métro ses pensées furent noyées par la valse des visages, les mouvements, les couleurs et leurs odeurs. Août se languissait.
Sur le parvis de l'immeuble abritant les activités de son entreprise une jeune femme poussait un landau, un imposant chien gris cendré trottant la truffe au sol dix pas derrière. Le deuxième éclair la prit par surprise et l'obligea à porter une main à ses yeux. Elle chancela.
Il fait si beau aujourd'hui.
Elle atteint le seuil de l'immeuble d'un pas incertain et le franchit.
Le reste de la journée se déroula sans incident, dans la monotonie des habitudes: discussions avec les collègues, traitement des dossiers, pauses-café, négociations téléphoniques, déjeuner seule à une table au restaurant d'entreprise…Il n'avait rien de génial ce boulot, il faisait vivre. En fin d'après-midi, soulagée, elle poussait la porte de son appartement.

Quelques passants entendirent le bruit et levèrent leur tête. Des éclats de verre éclatèrent en s'éparpillant au sol. Un torse aux longs cheveux plongeait vers le vide à travers une vitre fracassée, le corps retenu en contrepoids à l'intérieur. Des gouttes écarlates vinrent frapper la banderole vantant les promotions de la supérette. L'air était chaud et pesant ; malgré cela une légère brise faisait onduler les rideaux blancs.

Peu de temps après deux types en blouson de cuir noir et à la coupe de cheveux excentriques pénétraient dans l'appartement. Ils traversèrent un long couloir aux masques africains grimaçants, aux sagaies et tentures colorées et découvrirent le corps. Celui-ci était suspendu à la fenêtre, à demi agenouillé, pantin grotesque semblant attendre un marionnettiste pour s'animer. Un œil géant les fixait à travers l'écran d'un ordinateur allumé sur un bureau encombré. Une traînée de gouttelettes de sang maculait le clavier, zigzaguait sur un tapis, une banquette et rejoignait le bord de fenêtre. Une main sanglante avait barbouillé frénétiquement le mur de droite. Une énorme mouche s'était déjà approprié une part du butin.

Franck observa la scène : " L'œil était dans la tombe ".
- Que dis-tu ?
- L'œil était dans la tombe et regardait Caïn ; c'est un vers de Victor Hugo, dans " La Légende des Siècles " je crois, un livre que j'ai lu il y'a longtemps.
Patrick marmonna quelques mots incompréhensibles. Alice venait de le larguer et ce boulot était suffisamment chiant sans devoir se taper en supplément cet équipier intello fraîchement débarqué. Dans les années qui avaient suivi son passage en fac de droit celui-ci avait apparemment changé d'avis et décider d'emmerder les malfaiteurs…et les flics par la même occasion.
- C'est la fameuse histoire entre Caïn et Abel, tu sais le frère qui tue l'autre. Sa conscience le poursuit sous la forme d'un œil dans le ciel nuit et jour, alors il creuse une tombe et s'y enseveli pour échapper à l'œil …mais l'œil est lui aussi dans la tombe.

Se penchant lentement sur l'écran, Patrick examina l'œil mais ne lui trouva aucune expression ; juste la photo d'un œil envahissant aux longs cils courbés, la cornée d'un vert translucide d'un œil de femme. Mais l'insistance du regard le mettait mal à l'aise. Il appuya sur une touche et l'œil s'effaça pour faire place à une boîte e-mail.
Franck examinait le corps : " Elle s'est crevée les yeux avec ses ongles ; dégeu ".
Putain ! Quand une femme est capable de s'infliger une chose pareille il n'y a pas à hésiter sur son état mental."
Comme personne ne disait plus un mot un silence pesant s'installa, bientôt rompu par le son d'une sirène d'ambulance emplissant progressivement la rue.

- Curieux, dit Patrick, on dirait que la fille trucidée s'est adressé ce truc par e-mail en différé ; 4 h 17 ce matin, une insomniaque ? Et puis la photo, elle a pour titre " Edith " c'est bien la nana non ?.
Franck ne répondit pas ; il regardait à présent les posters envahissant les murs. Fantastique, manga, S.F. : un univers imaginaire d'adolescent. Patrick s'empara de la souris et cliqua ; l'œil réapparut. Tout à coup l'impression étrange lui vint que l'œil avait cillé.
Il faut que j'aille pisser.
Il se tourna vers Franck en se redressant. Celui-ci prenait des notes sur un bloc de papier avec son éternel stylo vert. Il ne vit rien venir. La balle du calibre 12 de Patrick perfora le blouson de Franck à bout portant, pour atteindre le cœur dans une détonation assourdissante.