L'auréole
A l'aube de ce petit matin d'août, à l'instant
magique où le jour naissant surprend la rosée alanguie
sur les tuiles arrondies des toits, Leila, emplie de la grâce
de ses quinze ans, descendit en sandalette les marches d'argile creusées
par tant de passages répétés et pénétra
dans la pièce de vie. Là se préparaient les plats,
là se partageaient les repas, là s'échangeaient
les paroles autour de la table de la maison.
Ses parents, ses frères et surs, dormaient encore du sommeil
générateur de rêves. Leila était chargée
de rallumer le feu dans l'âtre et de préparer le petit
déjeuner : c'était l'aînée. Elle tira les
rideaux pour découvrir la lumière de l'aube. Un halo pâle
attira son attention près de la porte de la maison. Intriguée
elle se dirigea vers celle-ci et l'ouvrit prudemment. Perplexe elle
examina la scène : assis sur le sol ocre et poussiéreux,
son petit frère Nizam jouait avec ses pierres de couleur ramassées
dans les montagnes ; au-dessus de sa tête planait un cercle de
lumière, une auréole fluorescente.
Elle s'approcha, s'accroupit près de l'enfant et lentement étendit
la main vers sa tête. Celui-ci leva les yeux et lui sourit. Leila
n'osait ni toucher cet élément de nature inconnu ni reculer
la main. Alors l'enfant empoigna sa main et la posa sur l'auréole
; ça palpitait, ç'était vivant ; et Leila sentit
une longue chaleur l'envahir de tout son corps. Elle rendit son sourire
à Nizam qui la fixait de ses grands yeux clairs ; il était
sourd et muet de naissance.
La nouvelle fit rapidement le tour du village.
La maison se retrouva assaillie. Chacun d'abord incrédule voulut
toucher l'auréole et posait maintes questions sans réponse,
s'émerveillant du phénomène. Ce fut tumulte de
la foule, cris de stupeurs, discussions fébriles, piétinement
autour de l'enfant. On s'exclamait, on invoquait le seigneur. Le bétail
effrayé se mit à manifester en geignant Les chiens aboyèrent
pour être de la partie. Alors les parents firent pénétrer
leur fils dans la maison et gardèrent porte close.
Niché au franc d'une colline rocailleuse, ainsi protégé
contre les vents violents soufflant parfois des semaines sans discontinuer
dans la région, bâti en un endroit stratégique en
raison d'un cours d'eau serpentant au creux de la vallée rocailleuse,
le village était constitué d'un invraisemblable amalgame
de huttes en bois et en terre, de cabanes ou maison de pierres parfois
à plusieurs niveaux. Abdul, chef du village, en visite diplomatique
depuis plusieurs jours au bourg voisin situé à plusieurs
lieues de là ne devait revenir que le surlendemain. Son représentant,
Maryll, vint s'entretenir longuement avec les parents et reparti à
la lueur des étoiles. On parla de miracle, évoqua un signe
du Très Haut, s'étendit sur les voix impénétrables
de Ses plans. On envisagea la prospérité pour le village.
Il fut convenu que l'enfant resterait soustrait à la vue des
regards pour l'instant et on se coucha tout à la fois inquiet
et heureux, excités par l'événement.
A sept heures du matin le village était à
nouveau en émoi.
Karim estropié à vingt-trois ans par un ours gris, courrait
à travers les rues en frappant les portes de bois au passage
de son grand bâton de noyer noueux, silhouette grande et efflanquée.
Il hurlait comme un gamin à qui voulait l'entendre sa miraculeuse
guérison, des larmes de joie sur son visage buriné. Et
chacun de le constater.
Maria la sorcière s'éveilla sur sa couche de fortune,
ouvrit les yeux, et vit pour la première fois la lumière
du ciel hivernal percer à travers les rideaux sombres.
L'arthrite de Fêla avait disparu. Le vieux Falcoch n'était
plus courbé. Les brûlures aux bras de Joachim n'étaient
plus que souvenir. Les portes s'ouvrirent et les gens se regroupèrent
sur la place. On recensa les cas de guérison. Les maladies et
leurs cortèges de souffrance avaient disparus. Puis un grand
silence se fit. Les regards se tournèrent vers la maison de l'enfant-guérisseur.
Certains s'agenouillèrent sur la terre battue. Et tout le village
se mit à prier.
Derrière la fenêtre, Leila, ses parents et frères
et surs regardaient la scène sans un mot. Leila pressait
l'enfant contre elle tandis que Malissa enfouissait son visage dans
son fichu rêche. Leila avait peur.
Dix jours s'étaient écoulés. Il faisait nuit depuis
longtemps et le soleil n'allait pas tarder à percer lorsque le
fracas de la porte de la maison défoncée à coup
de crosses de fusil tira ses occupants de leur sommeil en sursaut. Des
hommes firent irruption la torche à la main et se précipitèrent
sans dire mot vers les alcôves. Il eurent tôt fait de trouver
Nizam et le chargèrent à dos d'épaule comme un
vulgaire fardeau. Les femmes crièrent et les enfants se mirent
à pleurer de frayeur. Le père tenta de s'interposer mais
un violent coup de crosse au visage lui cassa le nez et le projeta contre
le mur en torchis.
Les cavaliers repartirent au galop dans la nuit. Ils n'avaient pas pris
la peine de cacher leurs visages car ils ne craignaient pas de représailles
de ce peuple de paysans. Ils avaient juste entouré les sabots
des chevaux de chiffons afin de pénétrer en silence dans
les rues du village. On craignait cette tribu de nomades pilleurs, car
ils avaient la réputation d'être de puissants et cruels
guerriers.
Nizam avait tout juste neuf ans. C'était un
enfant calme et réservé. Un enfant au regard triste et
doux enfermé dans un univers inaccessible aux autres humains,
un univers que nul autre que lui ne pouvait appréhender. Nizam
était passé en quelques jours de l'état d'enfant
ignoré à celui d'enfant roi adulé. Mais se sentait
toujours aussi seul.
On n'avait pas daigné l'attacher. Il reposait sur une litière
dans une tente chichement meublée : des tapis, un coffre, quelques
cousins et une couverture sur son corps constituaient l'ensemble de
l'ameublement. Un homme au regard effrayé lui avait apporté
eau et nourriture. Un autre était venu lui rendre visite peu
après. Il s'était assis en tailleur devant lui, l'avait
regardé longuement sans parler. Un bandeau sombre recouvrait
son il droit, ne parvenant à dissimuler une longue cicatrice
boursouflée lui dévorant le visage. Il avait enfin allongé
le bras, les doigts suspendus au-dessus de l'auréole. Puis il
l'avait effleuré. Il avait prononcé un seul mot : "
Jazdum " et avait disparu par l'étroite ouverture de la
toile dans l'obscurité qui régnait au-delà. Nizam
s'endormit.
Au petit matin il s'éveilla, se redressa en s'étirant
comme un chat, plongea la main dans sa poche et en sorti ses pierres
de couleur qui ne le quittaient jamais pour les étaler sur le
sol. Il faisait un froid humide et pénétrant. Le serviteur
entra, poussa un cri d'affolement que l'enfant ne pouvait entendre,
posa précipitamment un bol de nourriture devant l'entrée
et s'enfuit. L'enfant leva les yeux.
La toile s'entrouvrit à nouveau et l'homme de la veille reparut.
Il se tenait sur le seuil et regardait l'enfant ; son bandeau lui cachait
toujours l'il mais la cicatrice violacée s'était
atténuée.
Il fixait l'enfant de son unique il valide. Le visage clair de
l'enfant était levé vers lui. L'auréole scintillait
maintenant d'un vert évanescent. Au-dessous de celle-ci, la tête
de l'enfant était à présent totalement dépourvue
de cheveux, lisse comme un galet blanc des torrents. Et l'homme fut
emplit de respect et de crainte.
Amin Malikshah attendait la réaction de son vis à vis,
assis de l'autre côté de la table en métal, dans
cette ancienne casemate abandonnée. De nature plutôt réservée
d'habitude, il avait débité son discours d'une traite
dans un état de fébrilité que l'autre ne pouvait
pas ignorer. Ce dernier regardait le trafiquant d'armes aux vêtements
crasseux d'un air soupçonneux. Il avait bien entendu certaines
rumeurs mais les avait crédité au compte des nombreuses
superstitions qui inévitablement naissaient, mourraient ou subsistaient
dans ces régions désolées, traversant parfois des
siècles de croyance, donnant naissance à des mythes insensés.
- Et tu dis que El-Mok détient cet enfant dans la plaine de la
Boka ? Avec une troupe d'une soixantaine de cavaliers ?
Amin hocha la tête puis regarda successivement les deux mercenaires
russes en tenue kaki, la main négligemment posée sur leur
AK 47, qui l'encadraient debout sans bouger.
- Depuis trois semaines au moins. Je n'ai pas réussi à
l'apercevoir, mais les hommes du campent m'ont parlé de lui.
Et j'ai vu El-Mok de mes propres yeux. Il ne portait plus de bandeau.
Et il voit de ses deux yeux maintenant. Je le jure sur ma tête.
L'autre se leva et lui dit :
- Très bien, tu peux partir à présent. Mais pas
un mot à quiconque, tiens ta langue.
Le commando débarqua sans bruit sous un ciel sans lune, ce qui
paraissait de bon augure. Les hommes portaient des tenues de camouflage
de couleur noire. El-Mok ne dormait pas. Il ressassait les événements
des derniers jours. Il remarqua soudain le silence, signe de danger,
qui venait de s'imposer sur les innombrables bruits de la nuit, et reconnut
sur sa droite un craquement d'os bientôt suivi d'un léger
glissement sur le sol. Déjà il portait la main à
sa courte épée en se redressant sur sa couche quand plusieurs
faisceaux de lumière aveuglants déchirèrent l'obscurité
de la tente. Des mains invisibles se saisirent de lui. On lui tordit
le bras et le délesta de son arme. Il tenta de voir ses agresseurs
en tournant son regard. On lui braqua de force le visage vers l'une
des sources de lumière. Le faisceau lumineux venait d'un fusil
mitrailleur tenu par un homme.
- Où est l'enfant ?
- Qui êtes-vous ?
- Peu importe, dites-nous où est l'enfant et nous vous laisserons
la vie sauve
- Il est loin à présent, les Djamins de Ras Ben Kaled
l'ont emporté avec eux ; jamais vous ne les trouverez.
Il avait reconnu ses agresseurs, des Américains.
- Cela nous suffit, répondit l'homme qu'il ne pouvait voir.
Il lui sembla distinguer un rapide mouvement du bras. Alors une lame
courte et aiguisée lui trancha brusquement la gorge et on le
déposa sur la natte.
Le bureau de Manley, situé sur Connecticut Avenue,
à Los Angelès, avait des murs recouverts de lambris noir.
La pièce était aveugle et Manley aurait pû avoir
le teint blafard à travailler sous l'unique lumière des
néons, mais il avait le teint mat car il était d'origine
népalaise.
Manley Short s'habillait toujours en noir, c'était pour impressionner
les filles. Parfois même il portait un chapeau de feutre, comme
ceux des vieux films policiers en noir et blanc des années cinquante
qu'il affectionnait. Il avait trente-six ans et fréquentait beaucoup
les boîtes de nuit dont il revenait rarement seul : c'était
un oiseau nocturne. Pour l'heure, il regardait sa messagerie informatique
sur l'écran de son ordinateur, enfermé dans son grand
bureau ovale et le dernier message n'était pas à son goût.
La pièce était à l'abri des indiscrétions.
Les murs et le sol, le matériel et les liaisons informatiques,
électroniques ou téléphoniques, faisaient l'objet
d'une protection à ce jour inviolée. Heureusement, car
l'information dont il venait de prendre connaissance ne devait pas transpirer.
L'opération était un fiasco. D'abord, malgré la
rapidité de l'intervention et les moyens mis en oeuvre, le commando
Black Bird était arrivé trop tard sur les lieux pour récupérer
l'enfant dans le camp de nomades. On avait pris d'emblée des
risques considérables pour un résultat nul et dû
faire le ménage pour ne pas laisser de trace. Maintenant, cette
seconde tentative d'interception avait également échoué.
On n'avait toujours pas l'enfant. Pire, on avait perdu sa trace. Les
deux camps s'étaient entretués lors de l'altercation dans
l'une des vallées difficilement accessibles du Khunehstân.
On avait juste réussi à rapatrier de justesse un élément
blessé. L'homme racontait qu'il avait vu l'enfant s'enfuir à
travers les tirs des fusils, des mitrailleuses et des mortiers. L'hélicoptère
dépêché sur les lieux peu après n'avait trouvé
que cadavres humains et bêtes agonisantes. Comment un enfant seul
et de cet âge pouvait-il survivre dans un milieu aussi hostile
? Quelles étaient ses chances de survie ? Il décida de
lancer deux nouvelles équipes à sa recherche et décrocha
le combiné du téléphone.
C'en est trop ! Smirjov a mal digéré son bortsch aux haricots.
Il se fait vieux. Il déambule en marmonnant sourdement devant
la baie vitrée de son bureau donnant sur la Place Rouge. Il a
senti tout à l'heure comme un air de mutinerie dans l'attitude
des officiers au mess. L'époque est au laxisme. L'ère
des cosaques est décidément depuis longtemps révolue.
Les nobles traditions se perdent. Le petit père Lénine
est mort. Et il se sent entouré d'incapables. Zavouski le Premier
ministre n'a pas de couilles. Occuper un poste pareil et se laisser
vampiriser par tous ces moujiks illettrés ! Sans compter la corruption
dégoulinant à la une de la presse occidentale, faisant
ses choux gras de l'extension préoccupante des tentaculaires
mafias russes et roumaines. Et maintenant ce nouveau président
américain qui se croit tout permis ! Trois instructeurs russes
tués dans une embuscade lors d'une échauffourée
dans ce trou perdu du Khuzestân. A peine dix jours après,
le poste Odessa est attaqué par un commando héliporté.
Bilan : onze pertes dont un commandant, le fils de Dimitrev qui avait
choisi d'établir ses quartiers d'hiver dans ce putain de pays
pour ses premières armes ; l'imbécile !
Il appela d'une voix forte son secrétaire particulier à
travers la porte de chêne, s'assis à son bureau, allongea
ses longues jambes percluses de rhumatismes et empoigna sa plus belle
plume pour rédiger dans son style alambiqué une requête
à l'intention du chef des armées.
Le prêtre vivait dans une extrème précarité,
comme la plus part de ses concitoyens. Son visage creusé par
les rides du temps et les tourments de sa mission disparaissait sous
une barbe et de longs cheveux gris en bataille. Il s'attifait d'un vieux
poncho sans âge, délavé par les pluies diluviennes
de ces contrées et se chaussait de sandales en cuir de buf.
Son intrusion dans la communauté de paysans n'avait pas été
facile. On l'avait raillé, insulté, méprisé,
ignoré avant de l'accepter. Car un jour le hasard avait voulu
qu'il sauve la fille cadette d'un des plus importants paysans lors d'une
crue. Pour le prêtre il ne s'agissait pas d'un acte de bravoure
mais le petit groupe lui en était reconnaissant et depuis ce
jour le respectait, l'écoutait.
Nul ne connaissait son âge ni son passé. On savait très
peu de choses sur le prêtre Landro. Mais quand on lui demandait
son avis, il hochait lentement la tête, la penchant mollement
comme un mât ballotté par un vent impalpable, puis vous
répondait posément, parfaitement immobile, et sa réponse
semblait emplie d'une grande sagesse.
- Il faut manger mon enfant, dit-il.
L'enfant se reposait contre le flanc de l'énorme compagnon du
prêtre. Une boule de muscles disparaissant sous un amas de poils
roux et hirsutes, un chien des montagnes pesant et affectueux. Sa chaleur
lui apportait réconfort. Il comprit le geste du prêtre
et se pencha sur l'écuelle de terre cuite où la tribu
craintive avait déposé une sorte de brouet. L'auréole
scintillait d'un rose apaisant. Les yeux de Landro brillaient derrière
une paire de lunettes aux verres ébréchés. S'y
reflétait la lueur faible et tremblotante de la bougie d'une
lanterne suspendue au mur de l'humble cabane. Il avait envoyé
un émissaire à dos d'âne vers le village le plus
proche, porteur d'un pli dont le contenu devait demeurer secret. Le
message transiterait ainsi, de poste en poste, jusqu'à son précepteur,
qui saurait prendre la bonne décision. L'enfant finit par s'endormir,
fatigué et repu.
Landro croyait aux miracles. Son existence était déjà
un miracle en soi. D'origine polonaise, il était né dans
le camp de concentration de Mathausem, un 15 janvier 1944, et n'avait
dû sa survie qu'à un concours de circonstances miraculeux
: un G.I. l'avait découvert dans un charnier à moitié
dévoré par la chaux vive, dans une fosse d'enchevêtrement
d'os et de chairs atrophiées et l'avait trouvé en écoutant
d'une oreille attentive les cris de l'enfant qui perçaient à
travers l'innommable, enfoui sous sa mère.
Landro croyait aux miracles et l'enfant était la preuve de leur
réalité. Il ne chercha pas à toucher à l'auréole.
Il ne toucha pas à l'enfant. Il remercia le Seigneur de l'honneur
qui lui était fait, s'enveloppa dans sa vieille couverture et
se mit à veiller l'enfant.
Le 23 novembre à 7 h 33 P.M. le satellite J.F. Kennedy cessa
de donner signe de vie. Les innombrables consoles, pupitres et ordinateurs
auxquels il était connecté cessèrent de réceptionner
les milliers d'informations diffusées par le satellite. Les voyants
passèrent au rouge. Les écrans s'assombrirent brusquement.
Silence. Les télescopes confirmèrent l'information. A
l'emplacement où se situait le satellite quelques instants plus
tôt ne subsistait que le scintillement des étoiles: le
J.F. Kennedy avait cessé d'exister. On avait eu le temps d'enregistrer
l'attaque. Et son origine ne faisait aucune doute : deux missiles Ghost
66 interplanétaires l'avait touché de plein fouet. On
possédait les moyens d'enregistrer l'impact, mais pas celui de
stopper l'approche. L'explosion avait imprégné la pellicule
des précieux objectifs fixés en permanence sur le satellite
et son analyse désignait les coupables : les missiles Ghosts
66 étaient fabriqués en Russie, et seulement en Russie.
Bien sûr l'incident avait été précédé
de menaces. On avait " échangé des mots " entre
Ruscoffs et Américains. Mais les Américains n'avait jamais
envisagé le pire. Ils étaient habitués aux manuvres
d'intimidation, aux incidents diplomatiques entre les deux pays; les
règles du jeu étaient connues des deux parties et nul
ne les transgressait. Les limites avaient fait l'objet peu à
peu d'un consensus. Depuis l'incident des missiles de Cuba et surtout
depuis l'affaiblissement de l'empire URSS, la menace de guerre n'existait
plus vraiment et les deux puissances avaient conclu une trêve.
Et puis les anciennes têtes avaient été remplacées
par du sang neuf. Cela avait permit de faire table rase du passé.
Aussi l'événement semblait incroyable.
Le président américain se devait de riposter. Son état
major se réunit dans l'urgence et détermina une cible.
Douze heures plus tard le porte avion Lénine III s'enfonçait
irrémédiablement dans les flots de l'océan Pacifique
avec 375 hommes à bord alors qu'il manuvrait dans les eaux
internationales au large des côtes de Nouvelle Zélande,
lors d'un exercice de routine. Le temps sembla s'accélérer.
Trois hélicoptères Tomahawks, un convoi de 53 hommes en
camions et jeeps et un Falcon en vol proche de la retraite disparurent
subitement des écrans radars de la base américaine des
Comores ; puis brusquement la base elle-même disparut de la carte.
L'état major du président se réfugia dans le bunker
situé sous le bâtiment de la maison Blanche pour faire
le point. Au bout de dix-neuf heures la décision était
prise. Le président fit une allocution à la télévision.
Toutes les chaînes affichèrent sur les écrans de
millions de citoyens américains le visage d'un président
marqué par la gravité de la situation, devant les couleurs
du drapeau américain déployé. Il leur raconta l'agression
sur le satellite, nomma les coupables, déclara que nul ne pouvait
s'attaquer ainsi impunément à la nation américaine,
dénonça l'escalade de la violence et décréta
l'état de guerre. Son discours dura quarante huit minutes et
laissa une nation tout entière sous le choc. Le soleil du 29
novembre 2004 se coucha, abandonnant à son sort un monde en survie.
Dehors retentissait le tumulte de la vie. Dans ces lieux tout n'était
que calme, déplacement à pas feutré, conversations
basses et prières. En cette fin d'après-midi, dans les
rayons dorés traversant l'imposante coupole, loin au-dessus des
têtes, au sein de l'immense édifice aux innombrables enluminures,
seules quelques brusques envolées de pigeons sous la voûte
parvenaient à troubler la quiétude des fidèles.
Ici le temps semblait suspendu. Les siècles n'avaient plus d'emprise.
Grégoire III était âgé, très âgé
et souffrant. Il souffrait de mille maux. Le Dieu tout puissant l'avait
accablé de multiples maladies, qui conjuguées à
la vieillesse, lui faisaient courber l'échine comme un pénitent.
Il ne doutait pas qu'il s'agissait de la rançon a payer pour
occuper le poste de représentant du Seigneur sur cette terre
à sauver. C'était le fardeau du maître du Vatican.
Rompu par l'arthrite lui dévorant les os, l'esprit torturé
par une tumeur maligne, presque sourd et aveugle, Grégoire se
laissait emporter sur sa chaise roulante à travers les corridors
dérobés de la vénérable institution. Parfois
il réagissait à la douleur malgré les médicaments
et laissait échapper comme un longue plainte qui effrayait son
guide. Ils parcouraient à présent les boyaux de terre
battue dont les murs de pierre paraissaient palpiter à la lueur
de la lanterne accrochée au véhicule brinquebalant. Grégoire
souffrait de cette expédition en ses lieux humides et laissés
à l'abandon depuis la Sainte Inquisition, mais le secret l'exigeait.
Son guide stoppa devant une large porte en métal ouvragé
gardée par un homme de confiance, dégagea de sa tunique
pourpre une clef accrochée par une chaîne à sa taille,
l'introduisit dans la serrure qui céda en grinçant, et
l'étrange couple pénétra dans la cellule.
On avait passé des menottes aux mains et aux pieds de l'enfant
dans un premier temps. Mais celles-ci gisaient à présent
sur le sol de paille, certains maillons ayant cédé sous
l'effet d'une chaleur inconnue.
L'enfant était prostré sur un lit de camp, ses grands
yeux tristes questionnant le silence. L'auréole à elle
seule illuminait la pièce d'une clarté rouge éblouissante.
Les murs se renvoyaient des reflets d'enfer.
Grégoire dut employer toutes ses forces pour se courber sur la
mince silhouette qui le fixait sans ciller. Il prit peur et suspendit
son bras tremblant au dernier moment. Son compagnon se pencha et acheva
son geste. Les doigts touchèrent l'auréole. Alors une
incommensurable onde de bien-être l'envahit progressivement, traversa
ses vieux os, parcouru ses artères, se glissa en ses muscles
; et son corps et son esprit s'abandonnèrent à l'exquise
douceur.
Le prêtre qui avait recueilli l'enfant mourut d'une mauvaise chute
en montagne en se rompant le cou. Un incendie se déclara dans
son campement et surprenant les habitants dans leur sommeil ne laissa
aucun survivant.
L'accès aux caves du Vatican fut mis sous une féroce surveillance.
On lava l'enfant et le vêtit d'une tunique de lin blanc. On découvrit
à cette occasion dans l'une des poches de sa salopette une poignée
de pierres d'origine volcanique. Les analyses effectuées par
des géologues ne décelèrent aucun pouvoir dans
ces dernières ; voyant que l'enfant n'était pas affecté
par leur absence on lui rendit. Ses vêtements furent pieusement
enfermés dans un cercueil de plombs dans l'une des nombreuses
salles fortes. La chambre de l'enfant fut chauffée et aménagée
du strict nécessaire : un tapis, des tentures et une table basse.
Aucun autre meuble ou objet n'avait droit d'entrée. On y fixa
des caméras discrètes et l'enfant fut filmé nuit
et jour. On analysa également les menottes dont il s'était
défait et ne découvrit rien de particulier. On lui attacha
à nouveau les poignets, d'abord à l'aide de liens en cuivre,
puis en acier, en titane. Ils semblaient se consumer de l'intérieur
sans flamme, gaz ni manifestation visible d'aucune sorte. On tenta de
retirer l'auréole à l'enfant mais ils étaient inséparables.
On testa différents produits chimiques et techniques physiques
sur l'auréole mais rien ne parvint à l'altérer.
Des érudits se mirent à feuilleter et déchiffrer
les milliers d'ouvrages de la Sainte Bibliothèque afin de trouver
trace d'un cas semblable; sans succès. Tout ceci dans le secret
le plus total. On examina l'enfant, prudemment d'abord, avec circonscription.
Puis un intervenant voulut lui faire une prise de sang. L'aiguille avait
à peine percé l'épiderme lorsque l'imprudent s'effondra
sans connaissance. On constata que son cur avait cessé
de battre. Toute autre tentative se termina par un échec : quiconque
cherchait à porter atteinte à l'enfant mourrait.
Enfin, après de nombreuses semaines, on fit quérir Grégoire
en toute hâte auprès de l'enfant. Grégoire venait
rendre visite à l'enfant dès que les maladies cherchaient
à reprendre emprise sur lui. Il se déplaçait à
présent sans l'aide de personne, en tout cas dans le privé,
car les fidèles et ses proches ayant évoqué un
miracle au vu de son nouvel état de santé il préférait
continuait à se produire en public assis dans sa chaise roulante.
L'enfant avait le teint pâle, cela s'expliquait par son séjour
à l'abri de la lumière du jour ; mais depuis son arrivée
il n'avait pas grandi, ni grossi, malgré une alimentation élaborée
sur mesure pour son jeune âge. Au contraire, ses bras, ses jambes
et son cou s'affinaient, son nez était devenu aquilin, ses oreilles
tendaient à s'arrondir vers un demi-cercle parfait et ses yeux
s'étaient rétrécis et étirés.
L'enfant jouait comme à son habitude par terre avec ses pierres.
Il les serrait dans sa main puis les lançait au sol, les palpait
des doigts en bougeant les lèvres, les déplaçait
en formant des signes connus de lui seul. La femme présente dans
la pièce et qui le quittait rarement retroussa dans le dos de
l'enfant la tunique jusqu'aux épaules et Grégoire vit
: au niveau des omoplates, à l'endroit où s'articulaient
les os frêles de l'enfant, pointaient de part et d'autre une étrange
excroissance osseuse. Sur cette excroissance, un très léger
duvet blanc irisé de noir affleurait. Grégoire caressa
d'un doigt le duvet et se redressa de toute sa stature, les yeux brillants.
La femme avait sans aucun doute raison : des ailes poussaient dans le
dos de l'enfant.
Celui que les hommes nomment Dieu, Allah ou Yaveh, se réveilla.
Il faisait des sommes de durée considérable. On s'était
décidé à contre-cur à interrompre
son sommeil car la situation paraissait grave.
Lorsqu'il prit connaissance des événements contés
par le chef des anges au sujet de la planète appelée Terre
par ses habitants, Dieu fut pris d'une grosse colère. Il s'absentait
un instant et trouvait à son réveil la pagaille. L'harmonie
n'avait jamais vraiment régné sur cette planète,
mais aujourd'hui on avait dépassé les bornes. Les hommes,
ces êtres arrogants et belliqueux qui ne pensaient qu'à
détruire et s'entretuer, à part quelques spécimens,
généraient des problèmes à l'infini et lui
donnaient toujours des soucis. Il en avait parfois des migraines. De
temps en temps il leur envoyait un émissaire pour les remettre
dans le droit chemin. Celui-ci intervenait sous la forme d'un ange dans
le cas d'une alerte de routine ou déclenchait la violence des
éléments naturels si le cas en valait la peine. Parfois
l'ange se faisant invisible déclamait des ordres en prenant l'aspect
d'un ciel menaçant ou d'un buisson ardent. Et les hommes repartaient
pour un temps sur la bonne voie.
Mais cette fois-ci il y avait anguille sous roche.
Il demanda un rapide complément d'enquête et exigea un
décompte immédiat de tous les saints et saintes, séraphins,
anges et archanges et autres créatures du royaume. Cela prit
deux jours et deux nuits. On découvrit alors la disparition d'Ariel.
Dieu prit un grand coup de sang et tout le monde effrayé s'écarta
d'un même mouvement de lui. Il réclama sa tenue des grandes
occasions et une fois vêtu comme il se devait se dirigea d'un
pas décidé vers l'enfer afin de rencontrer Satan, pendant
qu'un séraphin se précipitait pour annoncer sa venue,
ainsi que l'exigeait le protocole.
En réalité, ce Dieu là n'était que l'un
des innombrables représentants du Grand Créateur de l'univers.
Bullgum de son vrai nom n'était qu'un modeste serviteur qui tentait
bien souvent d'interpréter les voies de son maître. Il
avait bien sûr participé à la mise en uvre
du chantier dans ce secteur de l'univers et gérait maintenant
les différentes galaxies, nébuleuses, trous noirs et planètes
habitées ou non avec leurs satellites, jusqu'à une éventuelle
relève. Mais le pouvoir de création appartenait à
l'Etre Suprême ; c'est lui qui avait mis la main à la pâte,
qui connaissait les ingrédients essentiels et l'alchimie nécessaire
pour créer un monde parfait en sept jours. Tout puissant qu'il
était, il n'avait pas le don d'ubiquité et déléguait
ses pouvoirs à d'autres dieux qu'il avait crée à
son image. Et nul ne savait d'où venait le Grand Créateur
; cela demeurait un vaste mystère. Peu d'entre eux pouvaient
se targuer de l'avoir rencontrer, l'univers semblait infini et chacun
avait fort à faire avec sa province.
Donc de ce pas notre Bullgum s'en allait rencontrer Satan tout en formulant
des pensées métaphysiques. Il s'entendait fort bien au
demeurant avec ce diable qu'il connaissait comme son fils. En effet,
ils étaient de la même promotion - mais pas issus de la
même école - et celui qui représentait son homologue
du côté de la force obscure (car il n'était pas
Satan en personne mais l'un de ses représentants) s'accommodait
tout à fait des arrangements passés entre eux dans la
gestion du royaume. On pouvait résumer ainsi leur philosophie
commune: ne touche pas à mon auréole et je ne te marcherai
pas sur la queue. L'un comme l'autre avait pour mission de conserver
l'équilibre qui régit toute chose dans l'univers.
Fitsbee le diable attendait sa venue et avait également revêtu
pour l'occasion sa tenue d'apparat. Ici il me faut préciser,
et j'aurai peut-être du le signaler plus tôt, que les êtres
évoqués en ce lieu inconnu ne correspondaient pas aux
images diverses et fantaisistes issues de l'imagination des hommes.
Tout le bestiaire féerique, religieux, angélique ou démoniaque
représenté dans les ouvrages humains, contés de
bouches à oreilles de génération en génération,
de peuple en peuple à travers les siècles terrestres n'était
que pur folklore. Le paradis et l'enfer existaient bien, et Bullgom
n'entendait que trop bien les âmes des suppliciés en s'approchant
de la demeure du diable. Bullgom inspirait la paix et l'ordre et Fitsbee
frayeur, horreur et désespoir ; l'un faisait le bien - et le
faisait bien - et l'autre le mal - et le faisait bien aussi ; mais toute
ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existés seraient
pures coïncidences. Les êtres du royaumes étaient
à peine palpables, ectoplasmes gigantesques flottant dans l'espace.
Deux démons gardiens s'inclinèrent devant l'illustre personnage
et s'empressèrent d'ouvrir l'imposante porte de vingt pieds de
haut à l'arrivée de Bullgum accompagné de sa cours.
Il pénétra majestueusement dans la vaste et étouffante
demeure du seigneur des lieux, ses pas résonnants sur les larges
dalles de marbre rose. Fitsbee vivait dans un palais d'une blancheur
immaculée et admirablement entretenu; c'était une petite
créature difforme et rabougrie, maniaque et intransigeante qui
ne supportait pas la moindre contrariété. Il était
profondément laid et c' était une épreuve difficile
de supporter son aspect. Mais ceci ne l'empêchait pas d'être
d'une propreté maladive. Une légère et néanmoins
persistante odeur de souffre flottait bien dans l'air et indisposait
déjà le visiteur mais les innombrables créatures
visqueuses, rampantes ou volantes ne pénétraient jamais
en ce lieu. Fitsbee, vautré comme il se doit sur un confortable
trône en bois d'elfe précieux, vivait dans l'opulence et
la richesse ; ses biens s'étalaient ostensiblement partout où
portait le regard. Il tendit à Bullgum une coupe en guise de
bienvenue. Celui-ci, sacrifiant à la coutume de l'hospitalité,
prit un siège en face de son hôte, dégusta le breuvage
puis quand les civilités furent échangées, les
coupes vides reposées, il estima que le temps était venu
d'exposer les faits d'une voix calme et pesée.
Avec diplomatie il rappela en termes choisis à son vieil ennemi
les précédentes crises auxquelles ils avaient dû
faire face. Il parla de l'épisode de l'archange déchu
Gabriel, attiré par les trompettes du pouvoir et les fourbes
promesses des suppôts de Satan. Gabriel était descendu
sur terre sans ordre de mission céleste, avait pris vie dans
le ventre d'une humaine et s'était proclamé Roi de Judée
puis Fils de Dieu. En fin de compte Fitsbee avait accepté d'envoyer
Juda afin de rétablir l'équilibre. Il rappela les années
de tumultes et de discordes qui s'en étaient ensuivies, malgré
sa propre intervention divine afin de ramener l'orgueilleux au bercail.
Mais il ne parla pas des innombrables guerres que le diable avaient
fomentées à travers les siècles : guerres saintes,
de religions, politiques ou de soif de pouvoirs. Cette planète
avait connu beaucoup de révolutions, d'invasions, d'actes de
violence et de terreur. Beaucoup d'hommes avait péri. On avait
même tenté d'éliminer des peuples de sa surface
et les moyens mis en uvre étaient de plus en plus perfectionnés.
Un certain Hitler avait écouté avec attention les murmures
de Fitsbee à ses oreilles. Bullgum n'ignorait pas non plus que
grâce à de longues et insidieuses manipulations le diable
était parvenu à propager sur Terre une sorte de virus
appelé Sida et faisant grand ravage. Tout cela faisait partie
d'une longue série de catastrophes naturelles, de séismes,
de tempêtes, de cortèges d'épidémies, de
périodes d'inondation ou de sécheresse suivie de famine.
Mais jamais, au grand jamais, ces événements n'avaient
risqué de mettre un jour la planète et ses habitants en
péril.
Pour terminer il parla de la disparition de l'ange Ariel et évoqua
ses soupçons sur l'éventuelle incursion d'un serviteur
de Fitsbee le sage dans les règles de vie et lois du royaume.
En clair, il accusait un ou plusieurs démons du meurtre de l'ange.
En effet, comme chacun sait, le Grand Créateur dans son infinie
sagesse (et son frère jumeau le Fier Satan avait procédé
de même) avait conçu toute créature du royaume immortelle.
Et seules les descendances ennemies pouvaient infliger la mort, c'est
à dire la volatilisation à tout jamais de l'être.
Bullgom conclut en félicitant Fitsbee pour avoir su respecter
jusqu'à ce jour le pacte tacite qui les unissait, se leva de
son siège et demanda à prendre congé.
Le diable fit bonne convenance ; levant un sourcil, il s'effaroucha
poliment des insinuations de son visiteur, lui offrit une nouvelle coupe
de son meilleur breuvage, un nectar incomparable des royaumes oubliés
au-delà des frontières de Lekbar, promit malgré
tout de diligenter une enquête et raccompagna Bullgum jusqu'au
seuil.
On mit rapidement la main sur le coupable, un démon de seconde
zone nommé Yznogod, dans un bar des tréfonds de la nébuleuse
Ariane, qui se vantait depuis plusieurs jours d'avoir tué un
ange égaré, dans une embuscade à l'aide de deux
de ses confrères aussi dégénérés.
Une aile souillée de sang dépassait de son sac à
dos sous la table ; l'autre fut récupérée auprès
de ses complices une fois qu'on eut fait avoué l'effronté.
L'idée saugrenue lui était venue de déposer l'auréole
de l'ange sur la tête d'un enfant choisi au hasard sur une planète
quelconque. Il riait encore de sa plaisanterie lorsque la troupe déléguée
pour le retrouver se posta devant lui dans le silence soudain de la
taverne.
On n'entendit plus jamais parler de lui depuis ce jour.
Fitsbee envoya discrètement l'un des ses fidèles sujets
récupérer l'auréole et vint en personne en grandes
pompes la remettre aux mains de Bullgum. L'incident fut clos.
Entre temps la situation s'était encore aggravée sur Terre
et avait pris une ampleur considérable. Les maîtres du
pentagone avaient décidé d'abaisser les premières
manettes pour délivrer les ogives nucléaires de leur boite
de Pandore. La phase suivante réclamait l'intervention du président
lui-même et du chef des armées. Ils se tenaient tous deux
seuls, debout et graves face à la console de commande et au tableau
lumineux mural représentant les différentes zones d'action,
et fixaient deux manettes logées dans des compartiments translucides.
La pièce était petite et sobre. Le président n'était
venu qu'une fois dans l'endroit interdit. Le lendemain même de
son accession à la présidence on l'avait conduit sous
bonne garde dans cette salle mythique et on lui avait expliqué
les gestes à effectuer en cas de nécessité. Il
avait appris par cur la procédure en cas de nécessité
et répété les premiers gestes plusieurs fois. A
présent le moment était venu de passer à la pratique.
Ils se regardèrent, introduirent chacun une clef bleue dans une
serrure de la console, dégagèrent le capot transparent
et attendirent la clef rouge à la main. Puis lorsque les aiguilles
de la grande horloge d'acier fixée au-dessus du panneau affichèrent
huit heures ils déverrouillèrent d'un même geste
le système final. Il restait cinq minutes à patienter.
Aucun bruit ne filtrait, la salle était à l'abri de toute
interférence extérieure, rien ne pouvait plus les arrêter
; à moins que l'un des cinq téléphones encastrés
dans l'une des cloisons métalliques ne se mette à sonner.
De leur côté, les Russes avaient tardé à
prendre leur décision. On avait beaucoup discuté, argumenté,
pesé le pour et le contre. On avait haussé le ton sous
les plafonds lambrissés du Kremlin pour finir pas s'injurier.
Mais on était parvenu à un accord, et les signatures étaient
apposées au bas du document officiel d'autorisation du parlement
: on avait décidé de déclencher l'arme nucléaire.
Un groupe de généraux se dirigea vers le centre de commande.
Le président américain, se préparait
à commettre l'irréparable, à déclencher
la fureur de Dieu sur Terre. La mâchoire crispée et le
front moite, il fixait la manette. Dans la petite salle où l'atmosphère
est tendue il regarde du coin de l'il le téléphone
marron, espérant un appel le délivrant du piège
dans lequel son âme s'est perdue. Il sait qu'après le geste
qu'il s'apprête à exécuter plus rien ne sera jamais
pareil. Il lui vient à l'esprit les souvenirs envahissants des
images et des mots vues et entendus sur Hiroshima et Nagasaki ; les
photos, les films et les documents qui ont décrit l'horreur du
passé. Il fronce les sourcils, signe de contrariété,
et se mordille les lèvres. Le commandant en chef des armées
américaines fait mine de ne rien remarquer. Lui aussi est en
proie aux affres de l'angoisse mais il a participé au choix.
La pression est énorme. Enfin la petite aiguille s'immobilise
une fraction de temps et les mains baissent les manettes. D'un premier
cran d'abord, qui fait virer au vert une diode sur le tableau de contrôle,
puis d'un autre et la diode vire au jaune. Enfin un dernier cran et
l'indicateur est au rouge.
Il ne se passe rien. Le tic tac lancinant de l'horloge résonne
toujours dans la pièce. Les manettes sont abaissées, mais
aucun changement perceptible ne s'est produit. Les deux hommes regardent
incrédules le grand tableau dont les clignotants n'ont pas varié.
Aucune ligne de trajectoire ne s'y affiche. Aucune sonnerie n'a retentit.
Le silence règne toujours dans l'habitacle. Ils se tournent l'un
vers l'autre, s'interrogent du regard, perplexes. A cet instant précis
l'un des téléphones muraux se met à sonner, les
faisant sursauter. Ils se tournent vers la paroi mais ne réagissent
toujours pas. Enfin le président fait deux pas, étend
le bras et décroche le combiné de son support. En même
temps, de l'autre main, il appuie sur le bouton de l'interphone et une
voix envahit l'habitacle :
- Monsieur le Président, Morgan à l'appareil, nous ne
savons pas ce qui s'est passé (silence embarrassé) Nous
avons suivi sur nos écrans la procédure que vous avez
engagée. Tout semble correct (autre silence). Le déclenchement
ne s'est pas fait pour une raison que nous ignorons. A l'instant même
nos équipes de spécialistes recherchent la panne. Pourtant
tout est régulièrement vérifié ; hier nous
avons lancé une programmation virtuelle et tout c'est correctement
déroulé. Bien sûr, cette opération n'a jamais
été concrétisée jusqu'à ce jour,
mais l 'ensemble du système de mise à feu est tenu fonctionnel
en permanence et il existe trois ordinateurs indépendants pour
prendre le relais en cas de défaillance. Comment vous dire cela
Le
réseau interne ne fonctionne plus. Aucune transmission ne se
fait.
On ne trouva pas le motif de la panne et ne parvint
jamais à rétablir le réseau. Les Russes connurent
la même mésaventure mais le secret resta bien gardé.
On se garda de part et d'autre de propager l'information et décida
de travailler à la résolution de ce problème avant
d'engager toute autre action belliqueuse envers un autre pays.
Et tout rentra dans l'ordre des choses.
A l'aube d'un petit matin ensoleillé, Leila
ouvrit les yeux, s'étira et descendit de sa couchette.
Emplie de la grâce de ses seize ans, elle s'approcha du lit de
Nizam. L'enfant dormait du sommeil de l'innocent, d'un sommeil calme
et profond. Elle passa doucement une main dans ses cheveux auburn en
prenant garde de ne pas le réveiller, se pencha pour ramasser
les pierres qui avaient roulé sur le sol, replia le bras de l'enfant
sur la couverture, sourit, et se dirigea vers la cuisine afin de préparer
le petit déjeuner pour cette nouvelle journée.