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L'auréole

 

L'auréole

 

A l'aube de ce petit matin d'août, à l'instant magique où le jour naissant surprend la rosée alanguie sur les tuiles arrondies des toits, Leila, emplie de la grâce de ses quinze ans, descendit en sandalette les marches d'argile creusées par tant de passages répétés et pénétra dans la pièce de vie. Là se préparaient les plats, là se partageaient les repas, là s'échangeaient les paroles autour de la table de la maison.
Ses parents, ses frères et sœurs, dormaient encore du sommeil générateur de rêves. Leila était chargée de rallumer le feu dans l'âtre et de préparer le petit déjeuner : c'était l'aînée. Elle tira les rideaux pour découvrir la lumière de l'aube. Un halo pâle attira son attention près de la porte de la maison. Intriguée elle se dirigea vers celle-ci et l'ouvrit prudemment. Perplexe elle examina la scène : assis sur le sol ocre et poussiéreux, son petit frère Nizam jouait avec ses pierres de couleur ramassées dans les montagnes ; au-dessus de sa tête planait un cercle de lumière, une auréole fluorescente.
Elle s'approcha, s'accroupit près de l'enfant et lentement étendit la main vers sa tête. Celui-ci leva les yeux et lui sourit. Leila n'osait ni toucher cet élément de nature inconnu ni reculer la main. Alors l'enfant empoigna sa main et la posa sur l'auréole ; ça palpitait, ç'était vivant ; et Leila sentit une longue chaleur l'envahir de tout son corps. Elle rendit son sourire à Nizam qui la fixait de ses grands yeux clairs ; il était sourd et muet de naissance.

La nouvelle fit rapidement le tour du village.
La maison se retrouva assaillie. Chacun d'abord incrédule voulut toucher l'auréole et posait maintes questions sans réponse, s'émerveillant du phénomène. Ce fut tumulte de la foule, cris de stupeurs, discussions fébriles, piétinement autour de l'enfant. On s'exclamait, on invoquait le seigneur. Le bétail effrayé se mit à manifester en geignant Les chiens aboyèrent pour être de la partie. Alors les parents firent pénétrer leur fils dans la maison et gardèrent porte close.
Niché au franc d'une colline rocailleuse, ainsi protégé contre les vents violents soufflant parfois des semaines sans discontinuer dans la région, bâti en un endroit stratégique en raison d'un cours d'eau serpentant au creux de la vallée rocailleuse, le village était constitué d'un invraisemblable amalgame de huttes en bois et en terre, de cabanes ou maison de pierres parfois à plusieurs niveaux. Abdul, chef du village, en visite diplomatique depuis plusieurs jours au bourg voisin situé à plusieurs lieues de là ne devait revenir que le surlendemain. Son représentant, Maryll, vint s'entretenir longuement avec les parents et reparti à la lueur des étoiles. On parla de miracle, évoqua un signe du Très Haut, s'étendit sur les voix impénétrables de Ses plans. On envisagea la prospérité pour le village. Il fut convenu que l'enfant resterait soustrait à la vue des regards pour l'instant et on se coucha tout à la fois inquiet et heureux, excités par l'événement.

A sept heures du matin le village était à nouveau en émoi.
Karim estropié à vingt-trois ans par un ours gris, courrait à travers les rues en frappant les portes de bois au passage de son grand bâton de noyer noueux, silhouette grande et efflanquée. Il hurlait comme un gamin à qui voulait l'entendre sa miraculeuse guérison, des larmes de joie sur son visage buriné. Et chacun de le constater.
Maria la sorcière s'éveilla sur sa couche de fortune, ouvrit les yeux, et vit pour la première fois la lumière du ciel hivernal percer à travers les rideaux sombres.
L'arthrite de Fêla avait disparu. Le vieux Falcoch n'était plus courbé. Les brûlures aux bras de Joachim n'étaient plus que souvenir. Les portes s'ouvrirent et les gens se regroupèrent sur la place. On recensa les cas de guérison. Les maladies et leurs cortèges de souffrance avaient disparus. Puis un grand silence se fit. Les regards se tournèrent vers la maison de l'enfant-guérisseur. Certains s'agenouillèrent sur la terre battue. Et tout le village se mit à prier.
Derrière la fenêtre, Leila, ses parents et frères et sœurs regardaient la scène sans un mot. Leila pressait l'enfant contre elle tandis que Malissa enfouissait son visage dans son fichu rêche. Leila avait peur.


Dix jours s'étaient écoulés. Il faisait nuit depuis longtemps et le soleil n'allait pas tarder à percer lorsque le fracas de la porte de la maison défoncée à coup de crosses de fusil tira ses occupants de leur sommeil en sursaut. Des hommes firent irruption la torche à la main et se précipitèrent sans dire mot vers les alcôves. Il eurent tôt fait de trouver Nizam et le chargèrent à dos d'épaule comme un vulgaire fardeau. Les femmes crièrent et les enfants se mirent à pleurer de frayeur. Le père tenta de s'interposer mais un violent coup de crosse au visage lui cassa le nez et le projeta contre le mur en torchis.
Les cavaliers repartirent au galop dans la nuit. Ils n'avaient pas pris la peine de cacher leurs visages car ils ne craignaient pas de représailles de ce peuple de paysans. Ils avaient juste entouré les sabots des chevaux de chiffons afin de pénétrer en silence dans les rues du village. On craignait cette tribu de nomades pilleurs, car ils avaient la réputation d'être de puissants et cruels guerriers.

Nizam avait tout juste neuf ans. C'était un enfant calme et réservé. Un enfant au regard triste et doux enfermé dans un univers inaccessible aux autres humains, un univers que nul autre que lui ne pouvait appréhender. Nizam était passé en quelques jours de l'état d'enfant ignoré à celui d'enfant roi adulé. Mais se sentait toujours aussi seul.
On n'avait pas daigné l'attacher. Il reposait sur une litière dans une tente chichement meublée : des tapis, un coffre, quelques cousins et une couverture sur son corps constituaient l'ensemble de l'ameublement. Un homme au regard effrayé lui avait apporté eau et nourriture. Un autre était venu lui rendre visite peu après. Il s'était assis en tailleur devant lui, l'avait regardé longuement sans parler. Un bandeau sombre recouvrait son œil droit, ne parvenant à dissimuler une longue cicatrice boursouflée lui dévorant le visage. Il avait enfin allongé le bras, les doigts suspendus au-dessus de l'auréole. Puis il l'avait effleuré. Il avait prononcé un seul mot : " Jazdum " et avait disparu par l'étroite ouverture de la toile dans l'obscurité qui régnait au-delà. Nizam s'endormit.
Au petit matin il s'éveilla, se redressa en s'étirant comme un chat, plongea la main dans sa poche et en sorti ses pierres de couleur qui ne le quittaient jamais pour les étaler sur le sol. Il faisait un froid humide et pénétrant. Le serviteur entra, poussa un cri d'affolement que l'enfant ne pouvait entendre, posa précipitamment un bol de nourriture devant l'entrée et s'enfuit. L'enfant leva les yeux.
La toile s'entrouvrit à nouveau et l'homme de la veille reparut. Il se tenait sur le seuil et regardait l'enfant ; son bandeau lui cachait toujours l'œil mais la cicatrice violacée s'était atténuée.
Il fixait l'enfant de son unique œil valide. Le visage clair de l'enfant était levé vers lui. L'auréole scintillait maintenant d'un vert évanescent. Au-dessous de celle-ci, la tête de l'enfant était à présent totalement dépourvue de cheveux, lisse comme un galet blanc des torrents. Et l'homme fut emplit de respect et de crainte.


Amin Malikshah attendait la réaction de son vis à vis, assis de l'autre côté de la table en métal, dans cette ancienne casemate abandonnée. De nature plutôt réservée d'habitude, il avait débité son discours d'une traite dans un état de fébrilité que l'autre ne pouvait pas ignorer. Ce dernier regardait le trafiquant d'armes aux vêtements crasseux d'un air soupçonneux. Il avait bien entendu certaines rumeurs mais les avait crédité au compte des nombreuses superstitions qui inévitablement naissaient, mourraient ou subsistaient dans ces régions désolées, traversant parfois des siècles de croyance, donnant naissance à des mythes insensés.
- Et tu dis que El-Mok détient cet enfant dans la plaine de la Boka ? Avec une troupe d'une soixantaine de cavaliers ?
Amin hocha la tête puis regarda successivement les deux mercenaires russes en tenue kaki, la main négligemment posée sur leur AK 47, qui l'encadraient debout sans bouger.
- Depuis trois semaines au moins. Je n'ai pas réussi à l'apercevoir, mais les hommes du campent m'ont parlé de lui. Et j'ai vu El-Mok de mes propres yeux. Il ne portait plus de bandeau. Et il voit de ses deux yeux maintenant. Je le jure sur ma tête.
L'autre se leva et lui dit :
- Très bien, tu peux partir à présent. Mais pas un mot à quiconque, tiens ta langue.


Le commando débarqua sans bruit sous un ciel sans lune, ce qui paraissait de bon augure. Les hommes portaient des tenues de camouflage de couleur noire. El-Mok ne dormait pas. Il ressassait les événements des derniers jours. Il remarqua soudain le silence, signe de danger, qui venait de s'imposer sur les innombrables bruits de la nuit, et reconnut sur sa droite un craquement d'os bientôt suivi d'un léger glissement sur le sol. Déjà il portait la main à sa courte épée en se redressant sur sa couche quand plusieurs faisceaux de lumière aveuglants déchirèrent l'obscurité de la tente. Des mains invisibles se saisirent de lui. On lui tordit le bras et le délesta de son arme. Il tenta de voir ses agresseurs en tournant son regard. On lui braqua de force le visage vers l'une des sources de lumière. Le faisceau lumineux venait d'un fusil mitrailleur tenu par un homme.
- Où est l'enfant ?
- Qui êtes-vous ?
- Peu importe, dites-nous où est l'enfant et nous vous laisserons la vie sauve
- Il est loin à présent, les Djamins de Ras Ben Kaled l'ont emporté avec eux ; jamais vous ne les trouverez.
Il avait reconnu ses agresseurs, des Américains.
- Cela nous suffit, répondit l'homme qu'il ne pouvait voir.
Il lui sembla distinguer un rapide mouvement du bras. Alors une lame courte et aiguisée lui trancha brusquement la gorge et on le déposa sur la natte.

Le bureau de Manley, situé sur Connecticut Avenue, à Los Angelès, avait des murs recouverts de lambris noir. La pièce était aveugle et Manley aurait pû avoir le teint blafard à travailler sous l'unique lumière des néons, mais il avait le teint mat car il était d'origine népalaise.
Manley Short s'habillait toujours en noir, c'était pour impressionner les filles. Parfois même il portait un chapeau de feutre, comme ceux des vieux films policiers en noir et blanc des années cinquante qu'il affectionnait. Il avait trente-six ans et fréquentait beaucoup les boîtes de nuit dont il revenait rarement seul : c'était un oiseau nocturne. Pour l'heure, il regardait sa messagerie informatique sur l'écran de son ordinateur, enfermé dans son grand bureau ovale et le dernier message n'était pas à son goût. La pièce était à l'abri des indiscrétions. Les murs et le sol, le matériel et les liaisons informatiques, électroniques ou téléphoniques, faisaient l'objet d'une protection à ce jour inviolée. Heureusement, car l'information dont il venait de prendre connaissance ne devait pas transpirer.
L'opération était un fiasco. D'abord, malgré la rapidité de l'intervention et les moyens mis en oeuvre, le commando Black Bird était arrivé trop tard sur les lieux pour récupérer l'enfant dans le camp de nomades. On avait pris d'emblée des risques considérables pour un résultat nul et dû faire le ménage pour ne pas laisser de trace. Maintenant, cette seconde tentative d'interception avait également échoué. On n'avait toujours pas l'enfant. Pire, on avait perdu sa trace. Les deux camps s'étaient entretués lors de l'altercation dans l'une des vallées difficilement accessibles du Khunehstân. On avait juste réussi à rapatrier de justesse un élément blessé. L'homme racontait qu'il avait vu l'enfant s'enfuir à travers les tirs des fusils, des mitrailleuses et des mortiers. L'hélicoptère dépêché sur les lieux peu après n'avait trouvé que cadavres humains et bêtes agonisantes. Comment un enfant seul et de cet âge pouvait-il survivre dans un milieu aussi hostile ? Quelles étaient ses chances de survie ? Il décida de lancer deux nouvelles équipes à sa recherche et décrocha le combiné du téléphone.


C'en est trop ! Smirjov a mal digéré son bortsch aux haricots. Il se fait vieux. Il déambule en marmonnant sourdement devant la baie vitrée de son bureau donnant sur la Place Rouge. Il a senti tout à l'heure comme un air de mutinerie dans l'attitude des officiers au mess. L'époque est au laxisme. L'ère des cosaques est décidément depuis longtemps révolue. Les nobles traditions se perdent. Le petit père Lénine est mort. Et il se sent entouré d'incapables. Zavouski le Premier ministre n'a pas de couilles. Occuper un poste pareil et se laisser vampiriser par tous ces moujiks illettrés ! Sans compter la corruption dégoulinant à la une de la presse occidentale, faisant ses choux gras de l'extension préoccupante des tentaculaires mafias russes et roumaines. Et maintenant ce nouveau président américain qui se croit tout permis ! Trois instructeurs russes tués dans une embuscade lors d'une échauffourée dans ce trou perdu du Khuzestân. A peine dix jours après, le poste Odessa est attaqué par un commando héliporté. Bilan : onze pertes dont un commandant, le fils de Dimitrev qui avait choisi d'établir ses quartiers d'hiver dans ce putain de pays pour ses premières armes ; l'imbécile !
Il appela d'une voix forte son secrétaire particulier à travers la porte de chêne, s'assis à son bureau, allongea ses longues jambes percluses de rhumatismes et empoigna sa plus belle plume pour rédiger dans son style alambiqué une requête à l'intention du chef des armées.


Le prêtre vivait dans une extrème précarité, comme la plus part de ses concitoyens. Son visage creusé par les rides du temps et les tourments de sa mission disparaissait sous une barbe et de longs cheveux gris en bataille. Il s'attifait d'un vieux poncho sans âge, délavé par les pluies diluviennes de ces contrées et se chaussait de sandales en cuir de bœuf. Son intrusion dans la communauté de paysans n'avait pas été facile. On l'avait raillé, insulté, méprisé, ignoré avant de l'accepter. Car un jour le hasard avait voulu qu'il sauve la fille cadette d'un des plus importants paysans lors d'une crue. Pour le prêtre il ne s'agissait pas d'un acte de bravoure mais le petit groupe lui en était reconnaissant et depuis ce jour le respectait, l'écoutait.
Nul ne connaissait son âge ni son passé. On savait très peu de choses sur le prêtre Landro. Mais quand on lui demandait son avis, il hochait lentement la tête, la penchant mollement comme un mât ballotté par un vent impalpable, puis vous répondait posément, parfaitement immobile, et sa réponse semblait emplie d'une grande sagesse.
- Il faut manger mon enfant, dit-il.
L'enfant se reposait contre le flanc de l'énorme compagnon du prêtre. Une boule de muscles disparaissant sous un amas de poils roux et hirsutes, un chien des montagnes pesant et affectueux. Sa chaleur lui apportait réconfort. Il comprit le geste du prêtre et se pencha sur l'écuelle de terre cuite où la tribu craintive avait déposé une sorte de brouet. L'auréole scintillait d'un rose apaisant. Les yeux de Landro brillaient derrière une paire de lunettes aux verres ébréchés. S'y reflétait la lueur faible et tremblotante de la bougie d'une lanterne suspendue au mur de l'humble cabane. Il avait envoyé un émissaire à dos d'âne vers le village le plus proche, porteur d'un pli dont le contenu devait demeurer secret. Le message transiterait ainsi, de poste en poste, jusqu'à son précepteur, qui saurait prendre la bonne décision. L'enfant finit par s'endormir, fatigué et repu.
Landro croyait aux miracles. Son existence était déjà un miracle en soi. D'origine polonaise, il était né dans le camp de concentration de Mathausem, un 15 janvier 1944, et n'avait dû sa survie qu'à un concours de circonstances miraculeux : un G.I. l'avait découvert dans un charnier à moitié dévoré par la chaux vive, dans une fosse d'enchevêtrement d'os et de chairs atrophiées et l'avait trouvé en écoutant d'une oreille attentive les cris de l'enfant qui perçaient à travers l'innommable, enfoui sous sa mère.
Landro croyait aux miracles et l'enfant était la preuve de leur réalité. Il ne chercha pas à toucher à l'auréole. Il ne toucha pas à l'enfant. Il remercia le Seigneur de l'honneur qui lui était fait, s'enveloppa dans sa vieille couverture et se mit à veiller l'enfant.


Le 23 novembre à 7 h 33 P.M. le satellite J.F. Kennedy cessa de donner signe de vie. Les innombrables consoles, pupitres et ordinateurs auxquels il était connecté cessèrent de réceptionner les milliers d'informations diffusées par le satellite. Les voyants passèrent au rouge. Les écrans s'assombrirent brusquement. Silence. Les télescopes confirmèrent l'information. A l'emplacement où se situait le satellite quelques instants plus tôt ne subsistait que le scintillement des étoiles: le J.F. Kennedy avait cessé d'exister. On avait eu le temps d'enregistrer l'attaque. Et son origine ne faisait aucune doute : deux missiles Ghost 66 interplanétaires l'avait touché de plein fouet. On possédait les moyens d'enregistrer l'impact, mais pas celui de stopper l'approche. L'explosion avait imprégné la pellicule des précieux objectifs fixés en permanence sur le satellite et son analyse désignait les coupables : les missiles Ghosts 66 étaient fabriqués en Russie, et seulement en Russie.
Bien sûr l'incident avait été précédé de menaces. On avait " échangé des mots " entre Ruscoffs et Américains. Mais les Américains n'avait jamais envisagé le pire. Ils étaient habitués aux manœuvres d'intimidation, aux incidents diplomatiques entre les deux pays; les règles du jeu étaient connues des deux parties et nul ne les transgressait. Les limites avaient fait l'objet peu à peu d'un consensus. Depuis l'incident des missiles de Cuba et surtout depuis l'affaiblissement de l'empire URSS, la menace de guerre n'existait plus vraiment et les deux puissances avaient conclu une trêve. Et puis les anciennes têtes avaient été remplacées par du sang neuf. Cela avait permit de faire table rase du passé. Aussi l'événement semblait incroyable.
Le président américain se devait de riposter. Son état major se réunit dans l'urgence et détermina une cible. Douze heures plus tard le porte avion Lénine III s'enfonçait irrémédiablement dans les flots de l'océan Pacifique avec 375 hommes à bord alors qu'il manœuvrait dans les eaux internationales au large des côtes de Nouvelle Zélande, lors d'un exercice de routine. Le temps sembla s'accélérer. Trois hélicoptères Tomahawks, un convoi de 53 hommes en camions et jeeps et un Falcon en vol proche de la retraite disparurent subitement des écrans radars de la base américaine des Comores ; puis brusquement la base elle-même disparut de la carte.
L'état major du président se réfugia dans le bunker situé sous le bâtiment de la maison Blanche pour faire le point. Au bout de dix-neuf heures la décision était prise. Le président fit une allocution à la télévision. Toutes les chaînes affichèrent sur les écrans de millions de citoyens américains le visage d'un président marqué par la gravité de la situation, devant les couleurs du drapeau américain déployé. Il leur raconta l'agression sur le satellite, nomma les coupables, déclara que nul ne pouvait s'attaquer ainsi impunément à la nation américaine, dénonça l'escalade de la violence et décréta l'état de guerre. Son discours dura quarante huit minutes et laissa une nation tout entière sous le choc. Le soleil du 29 novembre 2004 se coucha, abandonnant à son sort un monde en survie.


Dehors retentissait le tumulte de la vie. Dans ces lieux tout n'était que calme, déplacement à pas feutré, conversations basses et prières. En cette fin d'après-midi, dans les rayons dorés traversant l'imposante coupole, loin au-dessus des têtes, au sein de l'immense édifice aux innombrables enluminures, seules quelques brusques envolées de pigeons sous la voûte parvenaient à troubler la quiétude des fidèles. Ici le temps semblait suspendu. Les siècles n'avaient plus d'emprise.
Grégoire III était âgé, très âgé et souffrant. Il souffrait de mille maux. Le Dieu tout puissant l'avait accablé de multiples maladies, qui conjuguées à la vieillesse, lui faisaient courber l'échine comme un pénitent. Il ne doutait pas qu'il s'agissait de la rançon a payer pour occuper le poste de représentant du Seigneur sur cette terre à sauver. C'était le fardeau du maître du Vatican.
Rompu par l'arthrite lui dévorant les os, l'esprit torturé par une tumeur maligne, presque sourd et aveugle, Grégoire se laissait emporter sur sa chaise roulante à travers les corridors dérobés de la vénérable institution. Parfois il réagissait à la douleur malgré les médicaments et laissait échapper comme un longue plainte qui effrayait son guide. Ils parcouraient à présent les boyaux de terre battue dont les murs de pierre paraissaient palpiter à la lueur de la lanterne accrochée au véhicule brinquebalant. Grégoire souffrait de cette expédition en ses lieux humides et laissés à l'abandon depuis la Sainte Inquisition, mais le secret l'exigeait.
Son guide stoppa devant une large porte en métal ouvragé gardée par un homme de confiance, dégagea de sa tunique pourpre une clef accrochée par une chaîne à sa taille, l'introduisit dans la serrure qui céda en grinçant, et l'étrange couple pénétra dans la cellule.
On avait passé des menottes aux mains et aux pieds de l'enfant dans un premier temps. Mais celles-ci gisaient à présent sur le sol de paille, certains maillons ayant cédé sous l'effet d'une chaleur inconnue.
L'enfant était prostré sur un lit de camp, ses grands yeux tristes questionnant le silence. L'auréole à elle seule illuminait la pièce d'une clarté rouge éblouissante. Les murs se renvoyaient des reflets d'enfer.
Grégoire dut employer toutes ses forces pour se courber sur la mince silhouette qui le fixait sans ciller. Il prit peur et suspendit son bras tremblant au dernier moment. Son compagnon se pencha et acheva son geste. Les doigts touchèrent l'auréole. Alors une incommensurable onde de bien-être l'envahit progressivement, traversa ses vieux os, parcouru ses artères, se glissa en ses muscles ; et son corps et son esprit s'abandonnèrent à l'exquise douceur.
Le prêtre qui avait recueilli l'enfant mourut d'une mauvaise chute en montagne en se rompant le cou. Un incendie se déclara dans son campement et surprenant les habitants dans leur sommeil ne laissa aucun survivant.
L'accès aux caves du Vatican fut mis sous une féroce surveillance. On lava l'enfant et le vêtit d'une tunique de lin blanc. On découvrit à cette occasion dans l'une des poches de sa salopette une poignée de pierres d'origine volcanique. Les analyses effectuées par des géologues ne décelèrent aucun pouvoir dans ces dernières ; voyant que l'enfant n'était pas affecté par leur absence on lui rendit. Ses vêtements furent pieusement enfermés dans un cercueil de plombs dans l'une des nombreuses salles fortes. La chambre de l'enfant fut chauffée et aménagée du strict nécessaire : un tapis, des tentures et une table basse. Aucun autre meuble ou objet n'avait droit d'entrée. On y fixa des caméras discrètes et l'enfant fut filmé nuit et jour. On analysa également les menottes dont il s'était défait et ne découvrit rien de particulier. On lui attacha à nouveau les poignets, d'abord à l'aide de liens en cuivre, puis en acier, en titane. Ils semblaient se consumer de l'intérieur sans flamme, gaz ni manifestation visible d'aucune sorte. On tenta de retirer l'auréole à l'enfant mais ils étaient inséparables. On testa différents produits chimiques et techniques physiques sur l'auréole mais rien ne parvint à l'altérer. Des érudits se mirent à feuilleter et déchiffrer les milliers d'ouvrages de la Sainte Bibliothèque afin de trouver trace d'un cas semblable; sans succès. Tout ceci dans le secret le plus total. On examina l'enfant, prudemment d'abord, avec circonscription. Puis un intervenant voulut lui faire une prise de sang. L'aiguille avait à peine percé l'épiderme lorsque l'imprudent s'effondra sans connaissance. On constata que son cœur avait cessé de battre. Toute autre tentative se termina par un échec : quiconque cherchait à porter atteinte à l'enfant mourrait.
Enfin, après de nombreuses semaines, on fit quérir Grégoire en toute hâte auprès de l'enfant. Grégoire venait rendre visite à l'enfant dès que les maladies cherchaient à reprendre emprise sur lui. Il se déplaçait à présent sans l'aide de personne, en tout cas dans le privé, car les fidèles et ses proches ayant évoqué un miracle au vu de son nouvel état de santé il préférait continuait à se produire en public assis dans sa chaise roulante. L'enfant avait le teint pâle, cela s'expliquait par son séjour à l'abri de la lumière du jour ; mais depuis son arrivée il n'avait pas grandi, ni grossi, malgré une alimentation élaborée sur mesure pour son jeune âge. Au contraire, ses bras, ses jambes et son cou s'affinaient, son nez était devenu aquilin, ses oreilles tendaient à s'arrondir vers un demi-cercle parfait et ses yeux s'étaient rétrécis et étirés.
L'enfant jouait comme à son habitude par terre avec ses pierres. Il les serrait dans sa main puis les lançait au sol, les palpait des doigts en bougeant les lèvres, les déplaçait en formant des signes connus de lui seul. La femme présente dans la pièce et qui le quittait rarement retroussa dans le dos de l'enfant la tunique jusqu'aux épaules et Grégoire vit : au niveau des omoplates, à l'endroit où s'articulaient les os frêles de l'enfant, pointaient de part et d'autre une étrange excroissance osseuse. Sur cette excroissance, un très léger duvet blanc irisé de noir affleurait. Grégoire caressa d'un doigt le duvet et se redressa de toute sa stature, les yeux brillants. La femme avait sans aucun doute raison : des ailes poussaient dans le dos de l'enfant.


Celui que les hommes nomment Dieu, Allah ou Yaveh, se réveilla. Il faisait des sommes de durée considérable. On s'était décidé à contre-cœur à interrompre son sommeil car la situation paraissait grave.
Lorsqu'il prit connaissance des événements contés par le chef des anges au sujet de la planète appelée Terre par ses habitants, Dieu fut pris d'une grosse colère. Il s'absentait un instant et trouvait à son réveil la pagaille. L'harmonie n'avait jamais vraiment régné sur cette planète, mais aujourd'hui on avait dépassé les bornes. Les hommes, ces êtres arrogants et belliqueux qui ne pensaient qu'à détruire et s'entretuer, à part quelques spécimens, généraient des problèmes à l'infini et lui donnaient toujours des soucis. Il en avait parfois des migraines. De temps en temps il leur envoyait un émissaire pour les remettre dans le droit chemin. Celui-ci intervenait sous la forme d'un ange dans le cas d'une alerte de routine ou déclenchait la violence des éléments naturels si le cas en valait la peine. Parfois l'ange se faisant invisible déclamait des ordres en prenant l'aspect d'un ciel menaçant ou d'un buisson ardent. Et les hommes repartaient pour un temps sur la bonne voie.
Mais cette fois-ci il y avait anguille sous roche.
Il demanda un rapide complément d'enquête et exigea un décompte immédiat de tous les saints et saintes, séraphins, anges et archanges et autres créatures du royaume. Cela prit deux jours et deux nuits. On découvrit alors la disparition d'Ariel. Dieu prit un grand coup de sang et tout le monde effrayé s'écarta d'un même mouvement de lui. Il réclama sa tenue des grandes occasions et une fois vêtu comme il se devait se dirigea d'un pas décidé vers l'enfer afin de rencontrer Satan, pendant qu'un séraphin se précipitait pour annoncer sa venue, ainsi que l'exigeait le protocole.
En réalité, ce Dieu là n'était que l'un des innombrables représentants du Grand Créateur de l'univers. Bullgum de son vrai nom n'était qu'un modeste serviteur qui tentait bien souvent d'interpréter les voies de son maître. Il avait bien sûr participé à la mise en œuvre du chantier dans ce secteur de l'univers et gérait maintenant les différentes galaxies, nébuleuses, trous noirs et planètes habitées ou non avec leurs satellites, jusqu'à une éventuelle relève. Mais le pouvoir de création appartenait à l'Etre Suprême ; c'est lui qui avait mis la main à la pâte, qui connaissait les ingrédients essentiels et l'alchimie nécessaire pour créer un monde parfait en sept jours. Tout puissant qu'il était, il n'avait pas le don d'ubiquité et déléguait ses pouvoirs à d'autres dieux qu'il avait crée à son image. Et nul ne savait d'où venait le Grand Créateur ; cela demeurait un vaste mystère. Peu d'entre eux pouvaient se targuer de l'avoir rencontrer, l'univers semblait infini et chacun avait fort à faire avec sa province.
Donc de ce pas notre Bullgum s'en allait rencontrer Satan tout en formulant des pensées métaphysiques. Il s'entendait fort bien au demeurant avec ce diable qu'il connaissait comme son fils. En effet, ils étaient de la même promotion - mais pas issus de la même école - et celui qui représentait son homologue du côté de la force obscure (car il n'était pas Satan en personne mais l'un de ses représentants) s'accommodait tout à fait des arrangements passés entre eux dans la gestion du royaume. On pouvait résumer ainsi leur philosophie commune: ne touche pas à mon auréole et je ne te marcherai pas sur la queue. L'un comme l'autre avait pour mission de conserver l'équilibre qui régit toute chose dans l'univers.
Fitsbee le diable attendait sa venue et avait également revêtu pour l'occasion sa tenue d'apparat. Ici il me faut préciser, et j'aurai peut-être du le signaler plus tôt, que les êtres évoqués en ce lieu inconnu ne correspondaient pas aux images diverses et fantaisistes issues de l'imagination des hommes. Tout le bestiaire féerique, religieux, angélique ou démoniaque représenté dans les ouvrages humains, contés de bouches à oreilles de génération en génération, de peuple en peuple à travers les siècles terrestres n'était que pur folklore. Le paradis et l'enfer existaient bien, et Bullgom n'entendait que trop bien les âmes des suppliciés en s'approchant de la demeure du diable. Bullgom inspirait la paix et l'ordre et Fitsbee frayeur, horreur et désespoir ; l'un faisait le bien - et le faisait bien - et l'autre le mal - et le faisait bien aussi ; mais toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existés seraient pures coïncidences. Les êtres du royaumes étaient à peine palpables, ectoplasmes gigantesques flottant dans l'espace.
Deux démons gardiens s'inclinèrent devant l'illustre personnage et s'empressèrent d'ouvrir l'imposante porte de vingt pieds de haut à l'arrivée de Bullgum accompagné de sa cours. Il pénétra majestueusement dans la vaste et étouffante demeure du seigneur des lieux, ses pas résonnants sur les larges dalles de marbre rose. Fitsbee vivait dans un palais d'une blancheur immaculée et admirablement entretenu; c'était une petite créature difforme et rabougrie, maniaque et intransigeante qui ne supportait pas la moindre contrariété. Il était profondément laid et c' était une épreuve difficile de supporter son aspect. Mais ceci ne l'empêchait pas d'être d'une propreté maladive. Une légère et néanmoins persistante odeur de souffre flottait bien dans l'air et indisposait déjà le visiteur mais les innombrables créatures visqueuses, rampantes ou volantes ne pénétraient jamais en ce lieu. Fitsbee, vautré comme il se doit sur un confortable trône en bois d'elfe précieux, vivait dans l'opulence et la richesse ; ses biens s'étalaient ostensiblement partout où portait le regard. Il tendit à Bullgum une coupe en guise de bienvenue. Celui-ci, sacrifiant à la coutume de l'hospitalité, prit un siège en face de son hôte, dégusta le breuvage puis quand les civilités furent échangées, les coupes vides reposées, il estima que le temps était venu d'exposer les faits d'une voix calme et pesée.
Avec diplomatie il rappela en termes choisis à son vieil ennemi les précédentes crises auxquelles ils avaient dû faire face. Il parla de l'épisode de l'archange déchu Gabriel, attiré par les trompettes du pouvoir et les fourbes promesses des suppôts de Satan. Gabriel était descendu sur terre sans ordre de mission céleste, avait pris vie dans le ventre d'une humaine et s'était proclamé Roi de Judée puis Fils de Dieu. En fin de compte Fitsbee avait accepté d'envoyer Juda afin de rétablir l'équilibre. Il rappela les années de tumultes et de discordes qui s'en étaient ensuivies, malgré sa propre intervention divine afin de ramener l'orgueilleux au bercail. Mais il ne parla pas des innombrables guerres que le diable avaient fomentées à travers les siècles : guerres saintes, de religions, politiques ou de soif de pouvoirs. Cette planète avait connu beaucoup de révolutions, d'invasions, d'actes de violence et de terreur. Beaucoup d'hommes avait péri. On avait même tenté d'éliminer des peuples de sa surface et les moyens mis en œuvre étaient de plus en plus perfectionnés. Un certain Hitler avait écouté avec attention les murmures de Fitsbee à ses oreilles. Bullgum n'ignorait pas non plus que grâce à de longues et insidieuses manipulations le diable était parvenu à propager sur Terre une sorte de virus appelé Sida et faisant grand ravage. Tout cela faisait partie d'une longue série de catastrophes naturelles, de séismes, de tempêtes, de cortèges d'épidémies, de périodes d'inondation ou de sécheresse suivie de famine. Mais jamais, au grand jamais, ces événements n'avaient risqué de mettre un jour la planète et ses habitants en péril.
Pour terminer il parla de la disparition de l'ange Ariel et évoqua ses soupçons sur l'éventuelle incursion d'un serviteur de Fitsbee le sage dans les règles de vie et lois du royaume. En clair, il accusait un ou plusieurs démons du meurtre de l'ange. En effet, comme chacun sait, le Grand Créateur dans son infinie sagesse (et son frère jumeau le Fier Satan avait procédé de même) avait conçu toute créature du royaume immortelle. Et seules les descendances ennemies pouvaient infliger la mort, c'est à dire la volatilisation à tout jamais de l'être. Bullgom conclut en félicitant Fitsbee pour avoir su respecter jusqu'à ce jour le pacte tacite qui les unissait, se leva de son siège et demanda à prendre congé.
Le diable fit bonne convenance ; levant un sourcil, il s'effaroucha poliment des insinuations de son visiteur, lui offrit une nouvelle coupe de son meilleur breuvage, un nectar incomparable des royaumes oubliés au-delà des frontières de Lekbar, promit malgré tout de diligenter une enquête et raccompagna Bullgum jusqu'au seuil.
On mit rapidement la main sur le coupable, un démon de seconde zone nommé Yznogod, dans un bar des tréfonds de la nébuleuse Ariane, qui se vantait depuis plusieurs jours d'avoir tué un ange égaré, dans une embuscade à l'aide de deux de ses confrères aussi dégénérés. Une aile souillée de sang dépassait de son sac à dos sous la table ; l'autre fut récupérée auprès de ses complices une fois qu'on eut fait avoué l'effronté. L'idée saugrenue lui était venue de déposer l'auréole de l'ange sur la tête d'un enfant choisi au hasard sur une planète quelconque. Il riait encore de sa plaisanterie lorsque la troupe déléguée pour le retrouver se posta devant lui dans le silence soudain de la taverne.
On n'entendit plus jamais parler de lui depuis ce jour.
Fitsbee envoya discrètement l'un des ses fidèles sujets récupérer l'auréole et vint en personne en grandes pompes la remettre aux mains de Bullgum. L'incident fut clos.


Entre temps la situation s'était encore aggravée sur Terre et avait pris une ampleur considérable. Les maîtres du pentagone avaient décidé d'abaisser les premières manettes pour délivrer les ogives nucléaires de leur boite de Pandore. La phase suivante réclamait l'intervention du président lui-même et du chef des armées. Ils se tenaient tous deux seuls, debout et graves face à la console de commande et au tableau lumineux mural représentant les différentes zones d'action, et fixaient deux manettes logées dans des compartiments translucides. La pièce était petite et sobre. Le président n'était venu qu'une fois dans l'endroit interdit. Le lendemain même de son accession à la présidence on l'avait conduit sous bonne garde dans cette salle mythique et on lui avait expliqué les gestes à effectuer en cas de nécessité. Il avait appris par cœur la procédure en cas de nécessité et répété les premiers gestes plusieurs fois. A présent le moment était venu de passer à la pratique.
Ils se regardèrent, introduirent chacun une clef bleue dans une serrure de la console, dégagèrent le capot transparent et attendirent la clef rouge à la main. Puis lorsque les aiguilles de la grande horloge d'acier fixée au-dessus du panneau affichèrent huit heures ils déverrouillèrent d'un même geste le système final. Il restait cinq minutes à patienter. Aucun bruit ne filtrait, la salle était à l'abri de toute interférence extérieure, rien ne pouvait plus les arrêter ; à moins que l'un des cinq téléphones encastrés dans l'une des cloisons métalliques ne se mette à sonner.
De leur côté, les Russes avaient tardé à prendre leur décision. On avait beaucoup discuté, argumenté, pesé le pour et le contre. On avait haussé le ton sous les plafonds lambrissés du Kremlin pour finir pas s'injurier. Mais on était parvenu à un accord, et les signatures étaient apposées au bas du document officiel d'autorisation du parlement : on avait décidé de déclencher l'arme nucléaire. Un groupe de généraux se dirigea vers le centre de commande.

Le président américain, se préparait à commettre l'irréparable, à déclencher la fureur de Dieu sur Terre. La mâchoire crispée et le front moite, il fixait la manette. Dans la petite salle où l'atmosphère est tendue il regarde du coin de l'œil le téléphone marron, espérant un appel le délivrant du piège dans lequel son âme s'est perdue. Il sait qu'après le geste qu'il s'apprête à exécuter plus rien ne sera jamais pareil. Il lui vient à l'esprit les souvenirs envahissants des images et des mots vues et entendus sur Hiroshima et Nagasaki ; les photos, les films et les documents qui ont décrit l'horreur du passé. Il fronce les sourcils, signe de contrariété, et se mordille les lèvres. Le commandant en chef des armées américaines fait mine de ne rien remarquer. Lui aussi est en proie aux affres de l'angoisse mais il a participé au choix. La pression est énorme. Enfin la petite aiguille s'immobilise une fraction de temps et les mains baissent les manettes. D'un premier cran d'abord, qui fait virer au vert une diode sur le tableau de contrôle, puis d'un autre et la diode vire au jaune. Enfin un dernier cran et l'indicateur est au rouge.
Il ne se passe rien. Le tic tac lancinant de l'horloge résonne toujours dans la pièce. Les manettes sont abaissées, mais aucun changement perceptible ne s'est produit. Les deux hommes regardent incrédules le grand tableau dont les clignotants n'ont pas varié. Aucune ligne de trajectoire ne s'y affiche. Aucune sonnerie n'a retentit. Le silence règne toujours dans l'habitacle. Ils se tournent l'un vers l'autre, s'interrogent du regard, perplexes. A cet instant précis l'un des téléphones muraux se met à sonner, les faisant sursauter. Ils se tournent vers la paroi mais ne réagissent toujours pas. Enfin le président fait deux pas, étend le bras et décroche le combiné de son support. En même temps, de l'autre main, il appuie sur le bouton de l'interphone et une voix envahit l'habitacle :
- Monsieur le Président, Morgan à l'appareil, nous ne savons pas ce qui s'est passé (silence embarrassé) Nous avons suivi sur nos écrans la procédure que vous avez engagée. Tout semble correct (autre silence). Le déclenchement ne s'est pas fait pour une raison que nous ignorons. A l'instant même nos équipes de spécialistes recherchent la panne. Pourtant tout est régulièrement vérifié ; hier nous avons lancé une programmation virtuelle et tout c'est correctement déroulé. Bien sûr, cette opération n'a jamais été concrétisée jusqu'à ce jour, mais l 'ensemble du système de mise à feu est tenu fonctionnel en permanence et il existe trois ordinateurs indépendants pour prendre le relais en cas de défaillance. Comment vous dire cela…Le réseau interne ne fonctionne plus. Aucune transmission ne se fait.

On ne trouva pas le motif de la panne et ne parvint jamais à rétablir le réseau. Les Russes connurent la même mésaventure mais le secret resta bien gardé. On se garda de part et d'autre de propager l'information et décida de travailler à la résolution de ce problème avant d'engager toute autre action belliqueuse envers un autre pays.
Et tout rentra dans l'ordre des choses.

A l'aube d'un petit matin ensoleillé, Leila ouvrit les yeux, s'étira et descendit de sa couchette.
Emplie de la grâce de ses seize ans, elle s'approcha du lit de Nizam. L'enfant dormait du sommeil de l'innocent, d'un sommeil calme et profond. Elle passa doucement une main dans ses cheveux auburn en prenant garde de ne pas le réveiller, se pencha pour ramasser les pierres qui avaient roulé sur le sol, replia le bras de l'enfant sur la couverture, sourit, et se dirigea vers la cuisine afin de préparer le petit déjeuner pour cette nouvelle journée.