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L'araignée

 

L'araignée

12 h 29
Le tic-tac lancinant de la pendule murale en aluminium brossé a reprit possession du silence.
Il y a en suspension dans l'air de la ville écrasée des poussières d'été. De l'autre côté de la rue, sur le trottoir, le chien pouilleux s'est allongé à l'ombre d'une camionnette ; le chien sans maître qui a apprit à éviter les coups et sait chercher pitance.
La chose palpite encore sur le carrelage noir et blanc usé par les lavages, telle une araignée sur le dos. Le reste du corps est caché par la nappe et les chaises enchevêtrées car la femme a fait un pas sur le coté droit et se demande à présent pourquoi. Juste au dessus de l'araignée il y a le blanc de l'œuf tombé sur le sol et son œil unique semble la narguer.
Bientôt les mouches viendront, malgré la moustiquaire fermée ; elles arrivent toujours à pénétrer, Dieu seul sait comment.

12 h 33
La main s'est enfin arrêtée de bouger.
Mais plus bas elle a donné vie à la tache rouge qui s'épanouit lentement. C'est la couleur du jus de betterave dans l'évier.Balai et seau attendent sagement dans le coin gauche près du vaisselier. La femme tient toujours le couteau à la main, celui avec lequel elle venait de couper le pain. Elle baisse les yeux vers la lame et remarque trois gouttes de sang si nettes et si rouges entre ses pieds ; c'est à cet instant précis que la douleur refait surface. Elle porte alors un doigt fatigué, comme distrait, à son nez.
Puis son regard remonte le long du pied de table et suit les motifs fleuris bleu et jaune de la nappe. Le blouson est sur le dossier de chaise, jeté là à son arrivé, et ses clefs attendent près de l'assiette recouverte de quelques miettes.
La clé noire est celle du 4x4, noir lui aussi, noir comme l'était le T-shirt avant que la gifle ne parte.

12 h 42
Le bruit d'un moteur réveille soudain la torpeur de la rue. Dans la pièce l'air est doux malgré tout mais chargé d'une odeur nouvelle, lourde et envahissante , une odeur entêtante qui a prit le pas sur celle de la friture.
Son regard se détache à nouveau et cherche la pendule.
" Flore repart au collège ", se dit-t-elle. Puis une autre pensée lui vient à l'esprit : " J'ai oublié d'ajouter le sucre sur la liste des courses " .
Enfin elle bouge ; elle fait un pas vers la gauche avec précaution et pose le couteau délicatement en équilibre sur le bord de l'évier à l'émail ébréché, la pointe dirigée vers la lumière du jour. Elle essuie machinalement les mains sur son tablier, tourne sur elle-même, sort de la cuisine et se dirige vers le salon, vers le téléphone ; et distingue nettement, quelque part, le vrombissement d'une mouche qui approche.