La nuit est noire et sans étoile.
La nuit est un lac de goudron sans limite.
A l'intérieur du grand bâtiment envahi par les ombres il
la cherche. Il devine qu'il a déjà parcouru ces lieux,
il sait qu'elle n'attend que lui et qu'il va la retrouver. Il fait froid,
un froid humide qui s'infiltre à travers les murs et soulève
les rideaux. Et puis il y a cette odeur, l'odeur de la mort, l'odeur
de l'abandon. Les fenêtres sont murées, les portes défoncées
ou à terre. De l'eau suinte des canalisations. Il traverse des
bureaux désaffectés, des pièces encombrées
de gravats et de déchets, grimpe des passerelles surplombant
des machines imposantes et immobiles, monstres inutiles et menaçants
dans l'obscurité. Quelques rares ampoules grises ici et là
guident son chemin.
Au détour d'un couloir il rencontre un homme triste et blafard,
attablé un verre à la main, sous la lueur pâle d'une
applique noyée de crasse. Une pipe en bois sculptée en
forme de tête de démon repose devant lui. Il lui demande
où est Ivy.
- Elle est là derrière ; lui répond l'homme comme
s'il attendait sa venue, en désignant une pièce sombre
dont la porte est entrouverte sur le côté.
Le numéro sept est fixé sur la porte. Il entre dans la
pièce mais ne distingue rien. Il l'appelle aussitôt par
son prénom. Une voix faible lui répond : " Là,
je suis là "; elle l'a semble-t-il reconnu. Une petite lumière
s'allume loin devant lui ; il y a une autre pièce au fond. Il
s'approche et la découvre, entortillée dans les draps,
les cheveux collés par la sueur, perdue dans un petit halo de
lumière dans cette pièce exiguë. Elle a un petit
air de madone, une madone au teint laiteux, une madone qui se meure.
- Tu vois, petite sur, je te l'avais promis. J'ai enfin trouvé
les limbes et je suis revenu te chercher.
Il se penche sur elle, écarte les draps de son buste et voit
sa peau si blanche, ses seins menus et si blancs aussi ; son air éperdu
qui semble questionner en silence, ses cheveux blonds emmêlés.
Il évite de regarder ses bras. Il la serre comme un fou contre
lui et des larmes coulent sur ses joues, glissent sur ses lèvres.
Elle l'enserre également, sans force. Il écarte ses cheveux
de son épaule gauche et ses lèvres glissent vers son cou.
Sa tête s'est penchée à l'opposé. Il murmure
à son oreille : " J'ai tellement envie de t'embrasser là
"
Et il l'embrasse longuement. Ils restent enlacés.
Enfin il se redresse, la soulève dans les draps, l'emporte ainsi
dans ses bras. Maintenant il cherche la sortie. La poussière
de plâtre et de ciment s'accroche à ses pas. Il enjambe
des choses dans le noir, parcourt les mêmes couloirs, les même
salles puis s'égare; il sent à peine le poids de son corps,
elle est si légère. On dirait deux spectres glissant dans
l'obscurité. Il s'arrête enfin devant une porte métallique.
Il pousse la barre transversale et fait un pas dans la nuit.
Les étoiles sont là, par milliers, par millions, comme
si elles attendaient leur venue. Le ciel en est illuminé. Alors
il la pose doucement au sol, retire son manteau et l'en recouvre, puis
déploie ses ailes. Quelques battements d'ailes puis il la reprend
dans ses bras et s'envole avec elle.
Ranciter laissa retomber le rideau
sur la vitre de sécurité qui le séparait des trois
petites pièces alignées et caressa son maigre bouc d'une
main pensive. Sa confiance en lui déclinait. L'image de ce junkie
plongé dans un état critique, en première phase
de coma depuis trois jours, pieds et poignets liés par des lanières
en cuir au lit métallique fixé au sol de la cellule, accompagné
de l'appareillage médicale de survie, restait imprimée
dans son esprit.
Car il s'agissait d' une cellule ; quelle que soit la façon dont
on les désignait, le nom qu'on leur donnait à chaque changement
de directeur du centre, c'était toujours des cellules où
on enfermait des individus. Pour leur bien ? pour le bien de la société
? C'était une question à priori simple qui demeurait à
ce jour pour lui sans réponse.
Après son passage, l'interne de garde referma à clef la
porte du service de confinement. Une infirmière le croisa dans
le corridor et lui adressa un rapide signe de tête. Il répondit
d'un geste évasif de la main; elle était jolie mais il
avait oublié son nom.
Il était préoccupé : le nouveau traitement n'apportait
manifestement aucune amélioration à l'état alarmant
de ce junkie. Son esprit fuyait. Déjà, la semaine dernière,
ils avaient perdu sa petite amie, perdue sans doute dans son enfer personnel.
Il fallait revoir les prescriptions. Il se dirigea vers son bureau et
décida d'en parler à Jones.