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Jeu de piste

 

Jeu de piste

 

Chaque dimanche matin, de bonne heure, Robert Agnelli sacrifiait au même rituel : il sortait de son pavillon des environs de Privas, faire une courte promenade dans son quartier ombragé en compagnie de Bullit, un Mastiff trapu comme il se doit, blanc à tâches noires.
Il poussa le portail du jardin, s'avança sur le trottoir gelé et refermant à clef derrière lui, s'éloigna d'un pas tranquille avec son chien en direction d'un terrain vague.
La femme transie qui guettait ce moment dans sa vielle Ford Escort reposa la thermos sur le siège passager, et sans prendre le temps de se servir la tasse de café fumant dont elle avait fort envie, s'extirpa de son véhicule. Elle s'était garée plus bas dans la rue afin de ne pas se faire remarquer. Relevant le col de sa parka, une casquette en velours marron enfoncée sur ses cheveux taillés courts, elle enfouit les mains dans ses poches, contourna le capot du véhicule et commença à remonter le trottoir d'un pas ferme .
Approchant de la maison, elle jeta un rapide coup d'œil aux alentours, cherchant derrière les rideaux des fenêtres avoisinantes un éventuel mouvement. Se penchant légèrement sur le portail attaqué par la rouille, elle extirpa discrètement deux courtes tiges métalliques d'une de ses poches et dissimulant ses gestes de son dos, entreprit de forcer la serrure.

La retransmission du match de football terminée, Robert saisit la télécommande du téléviseur et appuya sur la touche arrêt ; le commentateur sportif disparut, laissant place à la surface moirée de l'écran vide. Il reposa le boîtier noir sur la table basse près du plateau-repas non terminé. Etirant ses jambes sur le canapé de cuir rouge, il décida qu'il était trop fatigué pour ranger, termina sa cannette de bière et se leva pour rallumer le plafonnier.
Apres avoir enfermé Bullit dans la cuisine, il longea pesamment le couloir jusqu'à la salle de bain et poussa la porte. Il cligna des yeux sous la lumière crue de l'ampoule nue au plafond. Une fois de plus, il se promit de la remplacer par une autre de plus faible voltage, et se dit que c'était un comble pour un électricien de toujours remettre ce genre de chose à plus tard. Le miroir fêlé au-dessus du lavabo lui renvoya le visage d'un homme aux cheveux châtain clair, mal rasé, aux traits fatigués, et surtout un peu grassouillet. Il bailla, pissa longuement puis actionna la chasse d'eau et ouvrit l'armoire murale d'une main molle. Il allait s'emparer de son verre à dent quand il se figea brusquement, tous les sens à présent pleinement éveillés. Les yeux exorbités, il fixait son verre, son geste suspendu : une deuxième brosse à dent était plantée dans son verre en céramique bleu, une brosse en plastique rose fluo au manche arrondi, comme celles que l'on vendà usage des enfants.

Anna avait envie d'une cigarette, mais pas question de céder. Elle regardait sans rien dire le cadre posé près du pied de la lampe d'appoint allumée, sur la malle en osier. On y voyait de profil le visage pensif d'une petite brune de huit ans aux yeux très clairs, tortillant entre ses doigts une longue mèche qui lui cachait la joue gauche, appuyée contre le capot plongeant d'une voiture sombre. Elle ne se savait pas observée. En fonds, on devinait d'autres enfants autour d'un ballon coloré. C'était l'une de ce ses photos préférées, la seule qu'elle supportait d'exposer. Fanny avait cessé de grandir depuis longtemps. Elle sortit son répertoire téléphonique du tiroir de la commode et composa un numéro.
La sonnerie du téléphone ne retentit que deux fois, quelqu'un décrocha comme si on attendait l'appel.
- Salut Gégé, comment vas-tu ?
Un court silence, puis :
- Anna, c'est toi ?
- Oui.
- Ca fait une paye, que deviens-tu ? L'inaction ne te pèse pas trop ?
- Hum…je ne suis pas vraiment inactive. Justement, j'ai besoin de ton aide, ou plutôt d'un objet que tu possèdes, mais pas sûr que je pourrai te le rendre. Je préfère t'en parler de vive voix.
- Ok, si je peux me rendre utile…Tu n'as qu'à passer ce soir, Irina n'est pas là, elle est d'astreinte de nuit et je n'ai rien prévu de particulier ; on va en profiter pour se taper des bières. Anna ?
- Oui ?
- Tu te balades toujours avec ton flingue ?
- Ca m'arrive parfois.
- Soit sympa, laisse-le chez toi, ces trucs là ça me rend nerveux.
- D'accord Gégé. Merci, j'arrive.

Pestant derrière un couple d'une lenteur excessive, Robert poussait son caddy de ses bras courts et puissants vers la sortie du centre commercial. La soirée débutait et le froid s'intensifiait; en tout cas les gens ne traînaient pas sur l'immense esplanade livrée au vent mordant. L'allumage des lampadaires de parking se déclencha. Tout en observant les jambes nues d'une jeune femme court vêtue qui entassait ses achats dans le coffre d'une Audi noire, Robert cherchait les clefs de sa camionnette dans sa poche. Elle avait des hanches imposantes ; elle n'était pas vraiment grosse, mais bien en chair ; un peu trop pour lui. Il les préférait minces et graciles, fluettes, et surtout vulnérables. Mais celle-ci avait de sacrées guiboles. Il remarqua la petite tête brune qui émergeait derrière la vitre arrière : un enfant l'attendait sur son siège de sécurité.
Poursuivant son chemin, évitant un groupe d'adolescents qui courrait en riant en direction du centre, il stoppa son caddy près de la camionnette blanche et bloqua du pied gauche l'un des roulettes du chariot pour l'empêcher de dévaler la légère pente vers le caniveau central. Sur le flanc de la camionnette s'étalait en grandes lettres bleu et rouge la raison sociale de son entreprise :
Sarl R. Agnelli
Electricité - chauffage
Maintenance - Installation
Intervention rapide
Suivaient des numéros de téléphones fixe et portable, et celui d'un fax illisible car presque effacé par une entaille parcourant le coté droit du véhicule sur toute sa longueur. Le bas de caisse arrière de la camionnette était légèrement enfoncé et Robert devait à présent forcer l'ouverture des portes aux vitres opaques. Aussi, c'est en tirant fortement des deux bras qu'il déploya les battants qui cédèrent en grinçant.
Une main pendit brusquement au dehors de l'habitacle, paume ouverte vers lui, au bout d'un bras rigide tendu comme un appel au secours. Il distingua un corps de petite taille, recroquevillé en chien de fusil sur le sol métallique, encadré par les étagères en bois recouvrant les parois intérieures. Un visage enfantin couvert de sang le regardait d'air fixe et inexpressif. Enregistrant la scène dans son ensemble en une fraction de seconde, Robert recula sous le choc.
Au même instant, un hurlement de femme s'éleva tout proche, lui déchirant les tympans, repris presque aussitôt par une autre voix qu'il n'identifia pas. Reprenant ses esprits, sans prendre garde aux gens qui s'attroupaient déjà autour de la scène, il se pencha vers l'étrange visage, passa l'index sur le sang engluant une joue rêche et le porta à ses narines. Une odeur sucrée et sirupeuse s'en dégageait, il reconnut du ketchup : l'être inanimé et ensanglanté qui gisait là n'était qu'un pantin, habillé de vêtements de fillette, sur lequel on avait vidé artistiquement un flacon de ketchup.

Il faisait nuit depuis longtemps, mais elle ne se souciait pas de l'heure. Le dossier était resté ouvert sur le bureau encombré de documents, articles de journaux et de magasines, photos et courtes notes rédigées d'une petite écriture fine et appliquée ; de livres, crayons et feutres de diverses couleurs, et de trois tasses à café dont une encore pleine, mais froide.
Sur l'un des murs de la petite pièce, étaient épinglés d'autres documents et toute une série de photos de petites filles de douze à quinze ans, parfois prises par un photographe dans un établissement scolaire (le fonds y faisait penser) parfois prise sur le vif (et là les enfants souriaient ou même riaient) comme l'attestait un bout de jardin verdoyant, les bras d'autres personnes ou le mobilier tronqué lorsqu'on avait recadré la photo. Emilie, Marie-Pierre, Julie, Gaëlle et tant d'autres dont elle connaissait par cœur les derniers jours, mais pas les derniers instants, attendaient quelque part qu'on vienne les chercher.
Elle se dirigea pieds nus vers le salon, éjecta un disque du lecteur de CD, le remis dans son boîtier, en choisit un autre parmi ceux soigneusement entassés dans un des tiroirs de la commode et augmenta le volume sonore avant de s'éloigner vers la cuisine. Les notes de piano épurées de " You must believe in spring " s'élevèrent dans l'air et Frank Morgan ressuscité une nouvelle fois empoigna son saxophone alto.
Si le salon et le reste de l'appartement étaient particulièrement enseveli sous un fatras d'objets souvenirs de voyage, de meubles exotiques surchargé de boites en ivoire, statuettes de démons plus ou moins grotesques ou terrifiantes, poupées vaudou, et plus simplement d'innombrables livres - le tout recouvert d'une couche de poussière impressionnante - la cuisine semblait en comparaison celle d'un ascète. Seule fantaisie, mais non des moindres, plusieurs rangées de bouteilles de bière alignées sur le dessus des placards muraux couleur bleu nuit.
Elle entendit de la musique classique qui provenait de l'appartement voisin, tendit l'oreille. Bach ? Elle ne prit pas la peine d'allumer la lumière, ouvrit la porte du réfrigérateur, se mit une olive épicée dans la bouche, lécha ses doigts, attrapa une Pelfort sur la clayette du bas derrière les autres - elles sont toujours plus fraîches contre la paroi du fonds - et ignorant le reste du contenu (le poulet de la veille pouvait toujours attendre) referma la porte.
Luttant contre une mauvaise habitude, elle sortit son verre à bière préféré, marqué du blason de l'Abbaye de Leffe, y vida rapidement la bière noire comme de l'encre qui se couvrit aussitôt d'écume, et repartit vers le bureau.
S'asseyant à nouveau dans le confortable siège en cuir, elle reprit la lecture de l'article qu'elle venait de découper, bien qu'elle le connaisse déjà par cœur.
L'article de six pages paru dans un grand magazine hebdomadaire faisait le point sur les nombreuses disparitions d'enfants de ces dernières années restées jusqu'à ce jour sans réponse. On y décrivait bien sûr les moyens mis en œuvre pour retrouver les jeunes disparues, par l'Etat tout d'abord, services de gendarmerie puis département judiciaire, par les parents et l'entourage direct ensuite, amis et voisins, habitants de la même commune. Malgré les bonnes volontés, on retrouvait rarement les enfants concernés. Et lorsqu'on retrouvait leur corps martyrisé abandonné dans une forêt, découvert par un promeneur ou un joggeur matinal, ou pis, dans une décharge publique, on arrêtait rarement le coupable.
L'article recensait ensuite les cas élucidés, décrivait le profil psychologique connu des coupables, énonçait les diverses condamnations prononcées. Enfin, on décrivait la douleur des proches et surtout, on évoquait cette impossibilité pour les parents des jeunes victimes non retrouvées d'effectuer un véritable deuil : enterrer votre enfant est une chose, ne pas savoir s'il est toujours vivant en est une autre; le pire des tourments de l'enfer pour une mère ou un père.

L'endroit était évidemment désert à cette heure tardive. D'ailleurs on n'y voyait pas à deux pas car il n'y avait pas d'éclairage. Il ne coupa pas le moteur de la camionnette et vérifia qu'aucune lumière ne perçait l'obscurité en direction des champs. De l'autre coté, le bois semblait impénétrable. Il enfila une paire de gants et poussa la portière.
Il gelait à fendre l'âme mais il n'avait pas le choix : il ne pouvait quand même pas abandonner sur le trottoir sa poubelle d'où dépasserait les jambes et les bras d'un mannequin qui laisserait à penser qu'on cherchait à se débarrasser ainsi d'un cadavre. La scène du Centre Leclerc lui avait amplement suffit.
Son haleine s'évaporait en volutes blanches fantomatiques. Malgré le froid saisissant, la brise apportait une odeur curieuse : mélange de plâtre humide, de végétation moisie et de déchets alimentaires pourrissant.
Il était pressé d'en finir. Ouvrant l'arrière du véhicule, il projeta sur son épaule le pantin dont il avait sommairement nettoyé le visage, réprima une grimace due à un souvenir désagréable, prenant conscience qu'il avait déjà vécu cet instant, et se dirigea vers la décharge sauvage.
Anna laissa pendre les jumelles à vision infrarouge sur sa poitrine et remonta la vitre de sa voiture. Elle allait pouvoir récupérer le mannequin.

Anna sortit de la bijouterie en serrant fortement au fonds de sa poche l'écrin contenant le bijou. Ce n'était qu'une copie de faible valeur, une chaîne en argent avec un pendentif représentant un ange aux ailes déployées, mais il lui avait coûté fort cher. En tout cas, il ressemblait à si méprendre à celui représenté sur la photo qu'elle avait confiée au professionnel. Elle possédait toutes sortes d'indices et ses propres convictions, mais aucune preuve formelle ; et des preuves, c'est justement ce qu'il lui fallait. Un sourire triste et inconscient lui releva les lèvres.

Il ne dormit pas beaucoup et son sommeil fut agité. Réveillé tôt avant l'aube il avait tenté de se rendormir sans succès. A présent il buvait un bol de café brûlant, accompagné de croissants réchauffés au four à micro-onde. Bullit, assis sur son arrière-train sur le carrelage de la cuisine, le fixait de ses yeux larmoyant. L'envie lui prit de lui balancer un bon coup pied dans l'arrière-train. Il se contenta d'aller l'enfermer dans le garage, se rassit de mauvaise humeur et décida de prendre la suite des événements en main.
Pendant plusieurs jours, discrètement, surveillant constamment son rétroviseur, il suivit tour à tour plusieurs véhicules sans succès : il ne remarqua aucun comportement suspect. Que pouvait-il faire à présent ? Surprendre la prochaine attaque ?
De jour comme de nuit, il ne laissait plus la camionnette stationner devant le pavillon, il la rentrait systématiquement au garage attenant. Lorsqu'il travaillait chez un client, il ne pouvait s'empêcher de la surveiller de temps à autre par la fenêtre.
De même, il regardait à présent avec suspicion les clients qui faisaient appel à ses services, guettant un signe révélateur. Il étudiait du coin de l'œil leur comportement.
Il sursautait lorsqu'il recevait un appel téléphonique, se mit à épier le facteur, ses voisins, les passants et les véhicules circulant dans sa rue. Apres avoir noté l'immatriculation d'une Peugeot 206 bleu ciel qui passait régulièrement, il apprit en discutant avec ses voisins lors de sa promenade coutumière, qu'elle appartenait simplement à une infirmière libérale dépêchée chez la doyenne du quartier. Un jour il saisit au col un jeune étudiant effrayé qui venait de déposer un prospectus sur son pare-brise, l'étranglant à moitié. Il devenait parano, mais il y avait de quoi.

Agnelli poussa la porte vitrée de la brasserie et se retourna sur le seuil, jetant un coup d'œil circulaire dans la rue du centre ville très animé à l'heure du déjeuner. Il avait dû se résigner à garer sa camionnette de l'autre côté de la chaussée, sur un passage pour piétions situé à une cinquantaine de mètres. Le patron lui enjoignit d'une voix bourrue de refermer cette " putain de porte " car il faisait " un putain de temps dehors ".
Il pénétra dans l'établissement comme à regrets, mais il avait diablement faim. Par chance une table était disponible près de la devanture, la majorité des clients préférant sans doute s'écarter de la surface vitrée et de la porte d'entrée afin de bénéficier de la chaleur du fonds de salle. Il s'assit et parcourut du regard le restaurant, cherchant un éventuel élément anormal. Un couple d'amoureux roucoulait à la table d'à côté. Plus loin, une équipe d'ouvriers du bâtiment, reconnaissables à leurs casquettes dont ils semblaient ne jamais se séparer, leurs faces rougies par le froid et les traits burinés par les intempéries, faisaient grand bruit en mangeant. Dans son dos, il entendait un groupe d'adolescents qui discutaient apparemment de cinéma.
La serveuse s'approcha. Il commanda le plat du jour, une blanquette de veau avec riz. Elle s'éloignait déjà lorsqu'il se ravisa et lui réclama également un pastis. Les rares personnes solitaires avaient des têtes de représentants de commerce ou de vendeurs de chaussures. Il reporta son attention à travers la vitre.

Revêtue d'une vieille salopette bien pratique pour les travaux de jardinage et d'une casquette de base-ball noire à l'effigie de l'équipe des Snakes, Anna tourna à l'angle de la rue, une sacoche à outils en bandoulière sur l'épaule gauche, balançant ostensiblement ses clés de voiture au bout des doigts. Le coup était sans doute risqué, mais il n'existait pas d'autre alternative. Elle avait repéré la camionnette un instant plus tôt, en remontant lentement la rue au volant de sa Ford Escort. L'avant du véhicule était dégagé, qui plus est du côté opposé à la brasserie; la rue était à double circulation et très passante ; elle pouvait donc se glisser sous le châssis sans crainte d'être vue. En effectuant un deuxième tour de pâté de maisons, elle avait vu Agnelli pénétrer dans la brasserie. A présent, il était attablé sur le devant de la salle, manifestement pour déjeuner. Elle avait donc décidé d'agir.

Nonchalamment, elle s'approcha de l'avant de la camionnette, attendit que passe un véhicule haut qui puisse la dissimuler au regard d'Agnelli et se baissa au niveau du flanc arrière droit, faisant semblant de renouer son lacet. Un rapide coup d'œil lui confirma que l'instant était propice. Sur ce côté du trottoir il n'y avait que des immeubles d'habitation et peu de passants. Posant sa sacoche près du capot, elle s'allongea sur le sol et d'un mouvement naturel se glissa sous le châssis. Seuls ses pieds dépassaient. Elle attira la sacoche vers elle, en sortit avec précaution son matériel, la repoussa sur la chaussée pour la mettre bien en vue des passants, car c'était son alibi, et se mit au travail.

L'estomac plein et l'esprit plus serein, Agnelli grimpa à la place du conducteur. Il engagea la clef de contact, lança le moteur, et alluma la radio. On débitait des infos sur toutes les ondes. Il repêcha une cassette anonyme dans un des vide-poches et l'inséra dans l'appareil. Un air de country crépita bientôt dans les haut-parleurs. Il régla le volume sonore et satisfait engagea la marche arrière tout en regardant dans son rétroviseur intérieur central. Il se retournait pour manœuvrer lorsque son attention fut attirée par un objet de petite taille accroché au rétroviseur de droite. Passant au point mort, il se pencha afin d'examiner l'objet. Quelqu'un avait suspendu une fine chaîne en argent autour du rétroviseur, et un ange minuscule le regardait d'un air réprobateur.

Les premiers flocons commencèrent à tomber alors que la camionnette s'engageait sur une bretelle de sortie d'autoroute. Il se faisait tard. Les maxillaires crispés, elle déclencha les essuie-glace usés et priant pour qu'il ne l'ait pas remarqué dans le flot dru des véhicules, s'apprêta à la suivre en actionnant son clignotant. Manifestement il s'était enfin décidé au bout de deux jours. Ils roulaient depuis quelques temps. Elle bailla longuement. Elle était crevée car elle manquait de sommeil réparateur. La nuit, elle fermait à peine les yeux; des pensées tourbillonnaient sans cesse en son esprit, s'entrechoquant, se dispersant, lancinantes. Elle pensa qu'il devait en être de même pour Agnelli.
On venait de changer de département, peut-être cherchait-t-il à brouiller les pistes. Ils empruntaient à présent depuis quelques kilomètres une route de campagne de la Drôme et pour plus de prudence elle avait augmenté la distance qui les séparait, ne tenant pas à être repérée car la circulation s'était ratifiée. La neige volait en rafale et rendait la voie glissante. Heureusement il ne roulait pas vite. Elle roulait maintenant en feux de position malgré le peu d'éclairage urbain. A la croisée de deux routes un panneau de signalisation routière indiquait la prochaine commune : " Dieulefit ". Elle comprit aussitôt en le voyant qu'elle approchait du but, ce nom n'était sûrement pas anodin ; il l'avait choisit par ironie. Elle ralentit encore et jeta un coup d'œil à l'écran cellulaire du pisteur : le point vert signalant l'émetteur se dirigeait vers le nord-est, à environ 400 mètres du récepteur. C'était bon signe ; sa carte indiquait une forêt par-là, elle était prête à parier qu'il s'y rendait.

La forêt était en retrait de la route. On y accédait par un chemin de terre à travers champs. Les bourrasques de points blancs avaient laissé la place à un ballet de lourds flocons cotonneux qui se déposaient en tourbillonnant sur la vitre de la camionnette. L'unique essuie-glace encore en fonction les entassait en une couche épaisse. Pas de doute, cette neige là allait tenir au sol.
C'était une nuit sans lune. Il bifurqua dans le chemin labouré d'ornières qui menait à la clairière et passa en première vitesse. Les branches squelettiques des arbres et des buissons dénudés griffaient les parois du véhicule, semblant protéger le passage. Il se foutait pas mal de la carrosserie. Il émergea dans l'espace herbeux déjà blanchissant et stoppa devant la barrière en bois cadenassée qui interdisait la circulation du sentier de randonné aux voitures.

Anna s'arrêta devant le chemin, vérifia les informations qui s'affichaient sur l'écran, considéra que la camionnette s'était immobilisée et s'engagea à son tour sur la piste cabossée. Parvenue à l'orée du bois, elle fit une nouvelle pause, descendit la vitre qui obéit en couinant pour écouter et à demi-rassurée poursuivit sa route. Elle continua ainsi à rouler sur une centaine de mètres, décida qu'elle approchait de la cible et gara sa Ford tant bien que mal sur le bas côté enneigé, dans un endroit à peu près dégagé ; et se dit qu'il serait difficile dans ses conditions de rebrousser chemin.
Coupant le moteur, elle observa un instant les alentours ; hormis la majestueuse tombée des flocons qui transformait peu à peu le paysage en décor de conte de Noël, rien ne semblait bouger. Même le vent semblait s'être apaisé. Plongeant la main dans la boîte à gant, elle s'empara de la lampe torche de sécurité et l'enfouit dans sa parka. Puis elle prit son 8 millimètres et en vérifia une fois de plus le chargeur. Les jumelles autour du cou, l'arme à la main, elle baissa doucement la vitre de son côté. Cette fois celle-ci se fit plus discrète. Elle tenta de repérer un bruit ou un mouvement. La neige semblait étouffer toute vie. Seul le froid s'engouffra. Elle referma alors la vitre, enfila ses gants, et aux aguets, entrouvrit la portière. Le plafonnier s'alluma, la faisant sursauter. Elle referma vivement en pestant, chercha à tâtons l'interrupteur dans le noir et le tira sur la position intermédiaire. Retenant son souffle, elle ouvrit à nouveau la portière, releva le chien du pistolet et sortit dans le froid et la nuit.

Agnelli prit le temps de réfléchir à ce qu'il était en train d'entreprendre. Il n'était pas con. Craignant un piège, il observait l'entrée de la clairière, caché derrière le tronc d'un chêne imposant qui le masquait entièrement. Quelqu'un jouait au chat et à la souris avec lui, cela paraissait évident. Ce quelqu'un cherchait sa perte ; mais cette personne savait, et le bijou avait apparemment été recueilli sur le corps de Julie, et ça il ne le comprenait pas, il refusait de l'admettre. Comment était-ce possible ? Quelqu'un l'avait vu faire, un témoin qui avait attendu toutes ces années avant de se manifester. Pourquoi ? Il voulait en avoir le cœur net. D'autre part, il était sûr de ne pas avoir été suivi. On ne pouvait pénétrer dans la clairière que par le chemin qu'il surveillait, au risque de se perdre en pleine nuit par ce temps exécrable si on ne connaissait pas les lieux. Avec la neige s'amoncelant et le froid qui vous transperçait les os, ce n'était pas le bon moment pour cette expédition, mais il avait attendu patiemment une météo plus clémente. Les services météorologiques avaient bien prévu une température plus clémente, mais pas cette putain de neige qui cachait tout à trois pas ! Connards ! La tâche allait s'avérer plus difficile.
Il piétina dans la neige pour tenter de réchauffer ses pieds, enfonça sa toque de fourrure pour protéger ses oreilles et décida qu'il était temps de se bouger le cul.

Anna se félicita d'avoir utilisé sa paire de jumelles. Elle avait repéré la chaleur thermique du corps d'Agnelli presque totalement dissimulé derrière un arbre, non loin de la camionnette à peine visible sur le fonds neigeux. Elle repéra la pioche qu'il portait sur l'épaule et peut-être un fusil de chasse sous le bras, l'image n'était pas nette. Contournant la clairière en se cachant derrière les broussailles entre les arbres, elle s'approcha de la camionnette, l'arme à la main ; s'il fallait le tuer, elle s'en sentait tout à fait capable.

Le jeune flic de garde au standard s'ennuyait ferme. Il écoutait d'une oreille distraite les messages radio qui crépitaient derrière lui tout en lisant un roman policier mal écrit, et mal imprimé de surcroît, livre de poche acheté à la va-vite au bar tabac " Les trois George ". Apparemment le patron s'y connaissait en tuyaux turfistes mais pas en littérature policière. Il soupira pour la millième fois de la soirée, leva les yeux sur les affiches de recrutement, celles des appels à la civilité et les affichettes d'association d'aide aux victimes où ressortaient en gros caractères des numéros de téléphones faciles à mémoriser, et ramassa son paquet de clopes sur le comptoir.
Il sursauta lorsque la sonnerie stridente du téléphone des urgences se mit à sonner, envahissant d'un coup les locaux presque silencieux du commissariat, à l'exception du cliquètement lent et chaotique du clavier informatique de François dans le bureau d'à côté. Il décrocha le combiné tout en formant le souhait qu'il s'agisse d'un appel intéressant, et non d'une blague d'un mauvais plaisantin ou d'une dispute de ménage. Il entendit tout d'abord le raclement de chaise de François en fonds sonore, puis une voix rude de femme dans l'appareil:
- Je vais faire court, je sais que l'appel est enregistré ; alors écoutez bien. Y-a un type dans la forêt de Dieulefit qui s'amuse à l'instant même où je vous parle à déterrer des petites filles. Vous trouverez sa camionnette immatriculée 9800XA07 au lieu-dit Les Estouffades, point D20 du cadastre, à l'entrée du sentier GR12. Je sais, ça caille et il neige ; mais je ne plaisante pas. Appeler le commissaire Philippe Lemoine à son domicile, au 04 42 58 27 25. Les noms de Julie Lisian et Emilie Balsert lui diront quelque chose. Et faites vite, il ne va pas vous attendre toute la nuit… J'allai oublier, il a un fusil de chasse ; je ne sais pas s'il possède une autre arme. Et apportez de quoi creuser. A tout à l'heure.
Elle raccrocha. Il ne restait plus qu'à attendre.

Il avait choisi cet endroit en raison des nombreux arbres, et surtout des ronces et broussailles, qui lui servaient d'enceinte, et de sa situation : il surplombait légèrement les alentours. Sa difficulté d'accès pouvait dissuader les éventuels promeneurs de s'y aventurer.
Il balaya l'endroit de sa torche puissante, repéra l'orme malade non loin du grand chêne éclaté par la foudre et s'en approcha en hâtant le pas. Il tenta une dernière fois de percer les ténèbres, puis résigné, compta cinq pas en partant de l'orme vers le chêne, posa sa lampe sur le sol, se débarrassa à regret de son fusil de chasse et se mit à racler le sol à l'aide de la pioche afin de dégager un carré de terre.
Agnelli n'aimait pas ça. Balancer des pelletées de terre sur une bâche en plastique, il savait faire ; déterrer un macchabée faisandé de nombreux mois sous terre, c'était autre chose. Il avait donc éteint la lampe et travaillait dans le noir. Il donna son premier coup de pioche dans la couche d'humus tout en se disant qu'il aurait préféré ne découvrir que les pieds afin de vérifier que la petite était toujours là. Il se rappelait très bien le bijou car il avait été tenté de le conserver en souvenir, mais c'était trop risqué. Le bijou était donc resté accroché autour du cou de la gamine; il lui fallait chercher la tête et il avait peur de se retrouver seul dans la nuit dans ces bois glacials face au visage décharné de Julie.
Il vit enfin apparaître un bout de plastique bleu. La terre était à présent plus dure, compacte comme du béton. Il s'immobilisa, le souffle court, et détacha de sa taille le marteau de vitrier à double tête. Regardant autour de lui, reprenant sa respiration, il constata que la neige avait cessé de tomber. Il reporta son attention sur son travail : il avait fini par dégager un carré d'une trentaine de centimètres de profondeur. Se baissant, il attaqua le fonds du trou à petits coups secs et précis de la tête fourchue du marteau, détachant des fragments de terre comme des cubes de glace. La terre gelée s'accrochait au marteau et il lui fallait la retirer à la main. Il s'aperçut bientôt qu'il avait découvert une épaule sur lequel reposait un petit sac noir ; il reprit la pioche et attaqua avec hargne l'endroit où devait se situer le cou. Un instant plus tard il avait repéré la base de la tête. La bâche était opaque. Il sortit d'une poche un cutter à lame courte et crochue utilisé pour la pose de moquette et se mit à découper la toile.
Une bouffée d'air fétide s'échappa de l'ouverture et lui assaillit les narines. Suffoquant, il n'eut que le temps de se tourner sur le coté ; une boule remonta de son ventre à sa gorge, se frayant un chemin en poussant les parois comme un serpent immonde. A genoux sur le sol gelé, se pressant la poitrine des deux mains, il vomit par jets lui déchirant le larynx. Des larmes glacées lui couraient sur les joues. Hoquetant, il essuya du revers de la main la salive acide qui lui couvrait le menton. Il fallait continuer.
Ecartant les pans de la toile, il découvrit la courte chaîne, incrustée dans la peau grise et putréfiée ; il n'apercevait toujours pas le pendentif. Réprimant un mouvement de dégoût, il la tira vers lui. Elle résistait. Il l'arracha d'un coup sec, entraînant un morceau de tee-shirt de couleur indéfinie et l'examina au creux de son gant : la chaîne et son pendentif paraissaient identiques à ceux trouvés à son rétroviseur. Afin d'en avoir le cœur net, il se redressa, retira son gant gauche, plongea la main dans sa poche et en retira le petit sachet en plastique qui contenait l'autre bijou. Ils étaient quasiment jumeaux, mais pas tout à fait. Il manquait une aile à l'ange d'argent qu'il venait de récupérer et leur couleur et taille étaient sensiblement différentes, mais en définitive il s'agissait bien du même modèle. Perplexe, il ne savait que penser. Qu'est-ce que cela signifiait ?

Il semblait particulièrement agité. Elle laissa pendre les jumelles à son cou au bout de leur courroie ; il lui était impossible à cette distance et dans ces conditions de distinguer ce qu'il faisait maintenant, immobile au-dessus de la tombe. Elle récupéra son portable dans sa parka et appuya sur la touche bis. Merde ! Le réseau n'était plus accessible ! Elle parcouru rapidement quelques pas vers la clairière et tenta de se reconnecter. Deux petites barres s'affichèrent dans le coin droit de l'écran vert lumineux. Elle souffla fortement et recomposa le numéro du commissariat. La même personne se présenta, mais cette fois on entendait d'autres voix en bruit de fonds.
- Ils sont partis ? demanda-t-elle.
- C'est encore vous ? Oui, ils sont en route et c'est le branle-bas de combat ici, vous pouvez vous vanter d'avoir foutu un sacré bordel. Qui êtes-vous ? Le lieutenant voudrait vous parler.
Elle raccrocha.

Agnelli ouvrit le sachet et y introduisit le second pendentif - pas question de toucher cette saloperie à mains nues - et fourra le tout dans sa poche. Il entreprit de reboucher le trou. Une mauvaise sueur glacée perlait à son front ; il allait sûrement attraper la crève. Cette simple tâche lui sembla longue ; il n'avait pas de pelle et dû repousser la terre à l'aide de la pioche. Pour terminer, il piétina la petite butte ainsi formée, la recouvrit d'une couche de feuilles et de brindilles, empoigna son matériel et prit le chemin du retour.
Parvenu en vue de sa camionnette en contrebas, il comprit tout de suite que quelque chose clochait. Lâchant la pioche, il releva son fusil sur le bras et parcourut les derniers mètres en courant autant que la pente du terrain lui permette.
Le véhicule était surbaissé. Faisant rapidement le tour de la camionnette il constata que quelqu'un avait crevé les quatre pneus. Il poussa un juron. Il lui devenait impossible dans ces conditions de reprendre le chemin défoncé avec la camionnette. Sa lampe éclaira un piétinement de pas dans la fine couche neigeuse, puis des traînées qui menaient à l'entrée de la clairière. Braquant toujours son arme devant lui, déterminé à faire la peau au salaud qui avait fait ça, il se précipita dans cette direction.
Il remontait la piste des pas en rageant, balayant loin devant lui l'obscurité avec sa lampe, cherchant à repérer l'intrus, lorsqu'il distingua un vague bruit de moteur. Il se mit à accélérer l'allure, soufflant comme une outre qui se dégonfle, se tordant les chevilles dans les ornières. Il réalisa trop tard que le bruit se dirigeait vers lui. Brusquement, sa lampe éclaira une voiture de police, tous phares allumés, qui progressait à vive allure malgré l'état de la voie. Ebloui, surpris par cette rencontre inattendu, il recula tout d'abord, les jambes flageolantes, pivota et rebroussa chemin.
Derrière lui on cria. Il reconnut le bruit d'un deuxième véhicule. Il se rua à nouveau dans la clairière, chercha des yeux une trouée praticable à travers les sous-bois et s'y engouffra, sans prendre garde aux épines qui s'accrochèrent à ses vêtements et lui griffèrent le visage. Déjà il entendait les véhicules s'arrêter, des bruits de courses précipitées, des ordres qui fusaient ; ils paraissaient nombreux. Escaladant un talus, il tenta de se protéger en levant les bras ; son fusil lui échappa. Il décida d'abandonner la torche et récupéra l'arme au sol. Affolé, brisant des branches sur son passage, s'empêtrant dans les arbustes ratatinés, il fuyait droit devant lui.

Anna les vit bondir des véhicules. Les puissants faisceaux des phares trouaient les bois. Ils allumèrent des torches électriques et se précipitèrent vers l'endroit où s'était engagé le fuyard. Elle compta huit hommes au moins, équipés d'armes de poing et de pistolets mitrailleurs, et sûrement de gilets pare-balles ; et une autre voiture arrivait. Elle entendit leurs cris mais ne comprit pas un mot.
Elle tentait de reprendre son souffre, appuyée contre un érable penché à l'écorce éclatée. Sa capuche était retombée de sa tête, dans sa course malaisée dans la forêt. Ses tempes bourdonnaient. Ses oreilles la brûlaient et des larmes de froid lui obscurcissaient la vue. Ne désirant pas être interceptée par le groupe d'intervention, il lui fallait encore tracer à travers bois pour rejoindre les poursuivants. Elle se redressa et se remit à courir.

Il s'empêtra les pieds dans un enchevêtrement de branchages enneigés et s'étala de tout son long. Une douleur du côté gauche l'élança. Il fut tenté de se dissimuler en rampant sous l'abri des branches mortes mais déjà ils étaient sur lui. On lui criait de ne plus bouger, on braquait des lumières sur lui, il entendait le cliquetis des armes et le crissement de la neige sous leurs pas autour de lui. On lui enfonça sans ménagement un genou dans le dos et il réprima un cri de douleur, tandis qu'on lui empoignait les bras violemment dans le dos. Il sentit la morsure froide et métallique de menottes autour de ses poignets.
- Lâchez-moi ! parvint-il à crier. Lâchez-moi, je n'ai rien fait de mal !
On lui relâcha les bras. Sa tête s'enfonça dans la neige. La joue plaquée sur le coté, il aperçu dans son maigre champs de vision un genou planté près de lui. L'homme se releva, époussetant d'un geste rapide la neige collée à son jean. Il vit d'autres pieds qui s'agitaient. Il se tortilla pour tenter de se retourner sur le dos. Des mains l'agrippèrent et le relevèrent. Hébété, frissonnant de peur et de froid, il regarda ses agresseurs.

Anna se releva de derrière le buisson épineux où elle s'était accroupie, écarta ostensiblement les bras, et attendit le groupe qui se déplaçait vers elle. Aussitôt trois hommes lui firent face, lumières aveuglantes braquées sur elle, armes au poing.
- C'est moi qui vous ai appelé de mon portable, dit-elle en clignant des yeux. Je suis un ancien flic. J'ai une carte sur moi. Je peux vous la montrer ?
- Allez-y lentement, pas de geste brusque.
Elle descendit lentement la fermeture éclair de sa parka et en sorti du bout des doigts son portefeuille, comme elle l'avait vu faire des centaines de fois. Elle l'ouvrit d'un coup de poignée adroit et le tendit devant elle dans le noir. Quelqu'un s'en empara.
- Vous avez fait partie de la Brigade des Homicides du secteur VI en tant que lieutenant? Et vous possédez aussi une carte de journaliste, vous êtes journaliste à présent ? Flics et journalistes ne font pas bon ménage.
C'était plus un constat qu'une question.
- Cela m'a surtout permit de consacrer plus de temps à mes recherches. Et puis cela évite au moins d'écrire n'importe quoi.
- C'est juste.
La voix reprit, moins brusque :
- Votre nom me dit quelque chose. Anna Grisanti, ce n'est pas vous la femme-flic dont on a beaucoup parlé il y a une dizaine d'années, lors du naufrage d'un Ferry-boat dans la Manche ? Vous avez perdu une petite fille, c'est ça ?
Elle opina.
- Désolé.
L'homme lui rendit ses papiers. Le rayon de lumière la quitta et éclaira quelques feuilles gelées sur le sol de terre battu. Il se tourna vers le groupe entourant Agnelli, les autres continuant à la dévisager, lampes baissées. L'un d'eux lui dit :
- Et donc vous nous l'avez livré. Joli travail. Merci.
- Ne me remerciez pas, dit-elle. Et elle avança vers eux. Si vous voulez me faire plaisir, faites bien votre boulot et il ne ressortira jamais de prison. C'est tout ce que je vous demande.
Elle croisa le regard fiévreux d'Agnelli, referma sa parka, remonta son col et frissonna. Elle eut une pensée pour Fanny et leva les yeux vers le ciel : c'était une nuit étoilée et certains astres brillaient plus que d'autres.

Ils s'étaient réfugiés dans l'une des voitures. Le chauffage poussé au maximum ne parvenait pas à réchauffer son corps transi malgré l'air qui devenait étouffant. Assise sur la banquette arrière, elle frottait pensivement ses mains crispées l'une contre l'autre tout en regardant à travers la vitre, le ballet surnaturel des allées et venues fantomatiques des flics qui s'affairaient. Depuis qu'ils avaient découvert le charnier, ils avaient fort à faire. Il leur fallait préserver les lieux et les préparer pour les divers équipes de spécialistes qui envahiraient le site d'ici quelques heures. Ils allaient aussi sans doute aménager un accès plus praticable. Le préfet se déplacerait et peut-être le substitut du procureur.
Combien allaient-ils en retrouver ?
Anna se sentait épuisée, et désœuvrée. Elle se dit qu'elle avait matière à écrire un sacré article. C'était une pensée incongrue et elle s'en voulu.
L'homme qui l'interrogeait, installé à la place du passager avant, avait le teint rougeaud et des cheveux châtains coupés à la va vite. Elle ne pouvait s'empêcher de fixer ses larges poches sous les yeux, mais son regard dur et pénétrant contrastait avec des traits mous et fatigués. Le commissaire Lemoine lui rappelait tout à la fois Jean Richard dans le rôle de Maigret et Jean Réno dans le film " Les rivières pourpres ", un navet de pure violence. Cachait-il une pipe au fourreau encore chaud dans l'une des poches intérieures de son pardessus gris. Quoique les poches sous les yeux appartenaient plutôt à Droopy. Décidément, ses pensées étaient chaotiques.
- Qu'est-ce qui vous a permit de remonter jusqu'à lui ?
- Il était intervenu en maintenance de chaudière chez les parents de deux des gamines disparues, mais on n'a pas fait le rapprochement parce qu'entre-temps il avait changé le nom de son entreprise. J'ai mis du temps à mettre le doigt dessus, mais dans l'un des rapports rédigés par un enquêteur on mentionnait son nom et c'est celui de son entreprise actuelle. J'allai oublier… J'ai fixé un pisteur sous le châssis de sa camionnette, j'aimerai le récupérer si vous n'y voyez pas d'inconvénient ; il m'appartient.
- Pas de problèmes. Je vais en parler aux techniciens. De toutes façons on a besoin de votre témoignage, on va vous emmener au commissariat. Joseph prendra votre déposition et vous lui laisserez vos coordonnées. Il vous tiendra au courant.
Il se tut.
Elle lui fit face dans l'obscurité de l'habitacle car il n'avait pas allumé le plafonnier. Il frottait ses mains gantées l'une contre l'autre. Elle comprit plus qu'elle ne le discerna qu 'il souriait.
- Vous ne pouviez pas choisir un autre mois que celui de février. Août par exemple. Il fait si beau dans cette région en août.
Elle lui renvoya son sourire : " Je n'étais pas disponible en août ".
Il retira son gant droit et lui tendit la main, elle lui serra. Sa poigne était franche et puissante. L'aube allait bientôt pointer, il faisait déjà plus clair.