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Dans la forêt de Bondy

 

Dans la forêt de Bondy

 

Le soleil commençait à décliner.
Arnaud de Saugerelle et Fageol se sentaient éreintés par leur longue route. Les deux cavaliers revenaient de la capitale de Philippe Le Bel et ils avaient voyagé tout le jour. Le soir approchant, c'est avec soulagement qu'ils aperçurent enfin à travers un bosquet de cèdres rabougris, une vaste clairière au centre de laquelle s'érigeait l'abbaye.
Fageol se laissait ballotter par son vieux cheval, comme aurait pu le faire n'importe quel promeneur par cette belle fin de journée mais il était harassé et mourrait de faim. Boniface - prénommé ainsi avec humour un soir de beuverie en l'honneur du pape Boniface VIII - juché sur son épaule, commençait à s'agiter nerveusement, museau au vent, s'agrippant à la toile du vêtement usé de ses petites pattes griffues. A ses côtés, Arnaud, serrant dans sa main droite les rênes de son cheval alezan, regardait pensif les derniers rayons du soleil illuminer la plaine.
Arnaud de Saugerelle était un ancien templier. Il n'avait pas connu les croisades du siècle précédant mais avait combattu maintes fois contre les infidèles. Puis il avait prit part à la guerre contre l'Angleterre, ce qui lui avait valu de perdre un bras lors d'un combat. Enfin, à l'issue d'un affrontement particulièrement violent, il avait été laissé pour mort sur le champ de bataille. A son réveil dans une humble chaumière où des paysans l'avaient pieusement recueilli et soigné, au vu de l'uniforme à croix de Malte qu'il portait, il avait prit connaissance de la disgrâce en laquelle était tombé Jacques de Molay, le grand maître du Temple.
La guérison du templier réclama de nombreuses semaines ; il avait reçu un mauvais coup à l'aine et on avait dû lui extraire un morceau de lance brisée d'une cuisse. Décidé à servir la cause du maître il s'apprêtait enfin à partir pour la capitale lorsqu'il apprit l'arrestation puis la rapide condamnation au bûcher des Templiers. Fatigué par ces années de guerre ininterrompues et cette dernière forfanterie, il décida de conserver la vie et se résolu à entrer dans l'anonymat.
Au hasard d'une halte dans une auberge, il fit la connaissance de Fageol, écuyer jovial dont le chevalier était récemment décédé lors d'une joute malheureuse, et le prit pour compagnon de route, autant par nécessité que par fraternité, car les deux hommes s'entendaient fort bien. Fageol connaissait le passé d'Arnaud mais Arnaud n'avait posé aucune question sur celui de Fageol, et s'était très bien ainsi. Les moines de l'abbaye de Montargis avaient réputation de bien accueillir les voyageurs et ils espéraient trouver en ce saint lieu pitance et gîte pour la nuit. Leurs montures avaient également besoin de soins et de repos. Il se faisait tard. Ils empruntèrent un large gué de bois surplombant un ruisseau. Du creux de la main, Fageol récupéra Boniface et le glissa affectueusement dans l'une de ses poches de poitrine ; la queue dépassait, il l'enfouie avec l'animal. Arnaud esquissa une grimace en voyant le geste. Il reporta son attention sur l'abbaye et remarqua sur le toit de l'un des corps de bâtiment quelques silhouettes humaines apparemment affairées, penchées sur leur besogne. Des échelles se dressaient contre le pignon. Sur le coté droit de l'édifice, une chapelle était adossée, un cheval gris attendait près de sa porte aux battants ouverts. Il décida de s'y diriger. La journée prenait fin. Les moines de l'ordre du Vœu de Miséricorde jugés sur la toiture de l'abbaye commencèrent à recouvrir de bâches les travaux de réfection inachevés. Ils avaient oeuvré tout le jour, ne s'arrêtant que pour le repas et les prières.
L'heure des vêpres approchait. Le moine Gerbal termina sa prière, releva la tête vers la sainte croix où souffrait le Christ et se redressa péniblement. C'était un homme âgé et efflanqué, affaibli par le poids des années et des tâches de la communauté qui lui revenaient. Un bruit de pas retentit sourdement sur les dalles derrière lui : quelqu'un pénétrait dans la chapelle. Il s'étonna de cette visite tardive. Contournant l'autel, il y déposa la chasuble qu'il avait en main, et regarda l'inconnu s'approcher. L'homme marchait d'un pas vigoureux, un sourire bienveillant sur le visage. Il s'arrêta devant Gerbal. Celui-ci recula d'un pas, entrecroisa ses bras sur sa maigre poitrine et baissant ses lunettes sur l'arête de son nez entreprit de dévisager le visiteur qui ne disait mot. L'homme vêtu d'une veste de couleur ocre et de chausses vertes portait en couvre-chef une curieuse toque penchée sur le côté.
Sans plus attendre, l'inconnu plongea soudainement la main à son côté sous sa cape, et en sorti prestement une dague de son fourreau avec laquelle il frappa de la poignée le moine à la tête. Le front ensanglanté ce dernier s'effondra au sol en poussant un cri. L'agresseur se pencha alors sur la silhouette allongée et se mit à fouiller dans les poches de la bure. Arnaud de Saugerelle approchait de l'entrée de la chapelle, tout en considérant le cheval déjà attaché à l'un des anneaux fixés dans la pierre, lorsqu'un homme surgit de la porte ouverte. Ce dernier, surpris par leur présence, leur adressa un signe de tête rapide en les croisant, libéra l'animal et partit aussitôt d'un trot rapide en direction de la plaine. Puis semblant soudain se raviser, il lança sa monture au galop à l'est vers la lisière de la forêt de Bondy. Les deux compagnons pénétrèrent dans la fraîche quiétude de l'édifice. Le bâtiment paraissait désert à cette heure de la journée. Les derniers rayons du soleil illuminaient les vitraux rouge sang. Ici Saint Georges terrassait le dragon. Là, Jésus peinait sous le poids de la croix, le front couronné d'épines. Plus loin, l'archange Gabriel s'agenouillait devant la vierge Marie. Pour seul mobilier, de longs banc de bois s'alignaient jusqu'au sanctuaire. De nombreux cierges à demi consumés ajoutaient à l'ensemble leur lueur spectrale tremblotante. La nef semblait en partie en travaux ; des pièces de bois et des blocs de carrière de diverses tailles s'y entassaient en désordre.
Traversant l'allée centrale ils prirent soudain conscience d'une présence humaine. Quelqu'un s'agitait par terre en gémissant au pied de l'autel.
Ils se précipitèrent vers le moine qui se relevait péniblement, empêtré dans sa soutane.
Gerbal porta la main à son front et leva les yeux vers les nouveaux venus. L'homme qui l'aidait à se maintenir debout, l'empoignant fermement par le bras, était grand et large d'épaule. Il ne ressemblait pas à un paysan ou un fermier, ni même à un commerçant, mais plutôt à un mercenaire ou un soldat du roi car il portait sous sa cape une large épée. Les traits francs, une petite cicatrice en croissant de lune sur la joue gauche, ses yeux bleus et durs le transperçaient.
Il palpa son cou désespérément et se mit à balbutier :
- Il m'a volé la clé. Je…mon Dieu ! et se tournant brusquement vers une niche vide dont la grille ouvragée béait : Il a volé le calice ! Mais que… Il devait savoir que je portais la clef sur moi. Elle ne quittait pas une chaîne à mon cou. Quelqu'un l'aura renseigné. Le brigand !
Ses mains virevoltaient comme des étourneaux.
Puis il se retourna vers ses bienfaiteurs, mais ébaucha aussitôt un mouvement de recul en apercevant soudain le rongeur à longue queue jugé sur l'épaule de Fageol, l'observant de ses petits yeux gris noisette.
- N'ayez crainte - lui dit le mince jeune homme à la tignasse rousse en bataille, un large sourire bienveillant éclairant sa face entièrement couverte de taches de rousseur - il n'est point dangereux, il ne vous fera aucun mal car il est apprivoisé.
Il plongea la main dans la poche gauche de poitrine et en extirpa quelque chose qu'il tendit du bout des doigts au rat noir. Celui-ci s'en empara prestement de ses pattes avant et se mit à ronger le présent sans plus attendre, ignorant Gerbal.
Remit de ses frayeurs, le moine leur dit alors plaintivement: " Rattrapez-le, je vous en prie, rattrapez-le avant qu'il ne soit trop loin. Dieu vous en saura grée. " Le cavalier avait depuis longtemps disparu à la lisière de la forêt, lorsqu'ils ressortirent de la chapelle. Un moine s'interposa soudain, apparemment descendu en toute hâte du toit. N'ayant pas le temps de lui expliquer la situation, il l'ignorèrent et montant sur leurs chevaux s'élancèrent au galop vers la forêt de Bondy. Ils pénétrèrent rapidement à leur tour sous les frondaisons à travers les fougères pour se lancer à sa recherche.
En cette fin de VII² siècle on pratiquait la chasse dans la forêt de Bondy mais elle était considérée comme un repaire de malandrins et peu sûre. Childéric II roi d'Austrasie y fut assassiné en 673, et Aubry de Montdidier, chevalier franc, vers 1379 par son ennemi héréditaire Richard de Macaire. Très étendue, elle était composé en partie de marécages où il ne faisait pas bon s'aventurer. Les deux compagnons ne ménageaient pas leurs montures pourtant fatiguées. La nuit commençait à tomber. Arnaud n'avait jamais traversé la Forêt de Bondy, mais il la connaissait de réputation. Une comptine ne disait-elle pas ?

Dans la forêt de Bondy
De jour les bûcherons suent et scient
Dans la forêt de Bondy
Leurs enfants y rient
Tout en cueillant les champignons.
Dans la forêt de Bondy
Les amants courent les buissons.
Mais au fin fonds de la forêt
Brigands et assassins sont près.
Là ou le soleil ne pénètrent jamais
Les marais et les miasmes sont rois
Dans la forêt de Bondy
Quand le soleil se couche
Démons et goules s'ébroient
Car la forêt a faim
Et si tu t'enfonces trop loin
Tes os nourriront les bois.

Ils avaient ralenti l'allure depuis longtemps lorsqu'ils débouchèrent à la croisée de trois chemins où s'élevait un calvaire en partie effondré. Dans le ciel brillait à présent une lune sinistre qui se jouait d'eux à travers la cime des arbres. Les ombres de la nuit tombante engloutissaient déjà tout sur leur passage.
L'un des chemins traversait les marais - mais bien sûr les poursuivants l'ignoraient - un autre plus sûr et plus long mais surtout plus large, permettait le passage des charrettes, et le dernier menant vers l'est n'était qu'un étroit sentier peu praticable. Fageol tentant de percer du regard l'obscurité environnante, descendit de cheval et se mit à palper des traces fraîches de sabots sur la terre meuble. Le froid s'intensifiait, il frissonna.
- Ce chemin-ci, annonça-t-il en montrant du bras le sentier. Notre homme semble connaître la route qu'il emprunte. Il avance rapidement. Mais l'un des fers de son cheval a besoin d'être changé, l'animal boite légèrement, il ne pourra soutenir longtemps l'allure.
La course reprit sans un mot, les chevaux peinant sous l'effort, les cavaliers les encourageant de la voix. Le fuyard se retournait constamment, sa monture ruisselait de sueur, la bave écumante aux mors, et plus inquiétant encore, elle se mit furieusement à boiter. L'homme ne voulait pas ralentir sa fuite car il ne pouvait se le permettre, sa vie était en danger. Mais il avait de l'affection pour son cheval, c'était un vieux compagnon, souvent même la seule présence réconfortante lorsqu'il s'endormait enroulé dans une couverture à la belle étoile. D'un coup de rêne il le fit bifurquer dans un étroit passage entrevu sur sa gauche.
L'animal s'arrêta bientôt et refusa de continuer plus avant malgré les exhortations répétées de son maître. Il dut se résoudre à mettre pied à terre. Il lui caressa les naseaux, et passant sa main dans la longue crinière, scruta l'obscurité régnante qui lui faisait face à travers les troncs.
Roman était las de fuir. Pour peu il se serait arrêté là, pour se livrer à ses poursuivants. Il se savait en grand péril car s'il n'avait pas tué l'homme d'église, il risquait malgré tout la mort en ses temps troubles et violents, après le jugement sommaire d'une justice expéditive. Il ne voulait pas finir pendu à un arbre dans cette forêt inconnue et avoir la main droite tranchée ne l'enchantait guère plus.
Albale était son second cheval. C'était une jument qu'il avait achetée de ses propres deniers. Le premier n'était qu'un vieux canasson gagné aux dés à un inconnu qui ne semblaient avoir que quelques jours à vivre. Le canasson n'avait pas vécu longtemps non plus. Albale était un bon cheval, résistant à la tâche. Il avait tout de suite su comment le nommer.
Il n'attacha pas les rênes à un arbre, afin de permettre au cheval de ressortir de la forêt s'il ne revenait pas et de chercher ainsi pitance. Il s'engagea d'un pas incertain, mais pressé, sous les frondaisons du chemin, dans les ténèbres. Un coup de tonnerre retentit et une pluie froide et brusque se mit aussitôt à tomber. Les chevaux étaient fourbus, ils avançaient maintenant à grand peine. La traque s'éternisait. On avait froid, on avait faim et on était épuisé.
Une forme vague et immobile entravait la voie. Arnaud et Fageol distinguèrent bientôt un cheval et s'approchèrent avec précaution, parcourant du regard les sombres alentours, craignant une embuscade. Il comprirent rapidement pourquoi l'homme s'en était dessaisi : la pauvre bête tenait levé son sabot droit et soufflait fortement des naseaux en signe de fatigue et d'énervement, fouettant l'air froid de sa queue en panache.
L'écuyer mit à nouveau pied à terre. Il recueillit Boniface dans le creux de sa main et le déposa sur le sol rude. Le " mus rattus " trotta en reniflant, tournant sur lui-même, puis il se dressa sur ses pattes arrières, sa longue queue s'agitant en cadence, leur désignant ainsi un passage étroit à travers un groupe de bouleaux à l'écorce éclatée. Ronces et broussailles. Il dut rapidement se rendre à l'évidence : il s'était trop écarté du chemin de terre dans sa précipitation et s'était apparemment égaré dans les sous-bois. Des lambeaux de brouillard s'accrochaient aux branches. On aurait dit une forêt de spectres roidis dans la brume.
Terrorisé, il courait à présent devant lui sans ce soucier des épines lui égratignant le visage. Il respirait avec difficulté. Le terrain humide semblait vouloir le ralentir. Des brindilles craquaient sur son passage.
Soudain il trébucha sur une pierre et le sol se déroba sous lui. Il tenta de se redresser mais l'humus tendre se détachait sous ses pas ; il venait de basculer dans une ravine escarpée et son corps se mit à rouler sans qu'il puisse ralentir sa chute. Il atterrit enfin en contrebas dans une sorte de cuvette tapissée de feuilles mortes et de glands et grimaça de douleur : il venait de se tordre la cheville gauche. Puis il tendit l'oreille, quêtant parmi les bruits de la forêt ceux de ses poursuivants. Brusque rafale de vent. Branches mortes craquant sous les sabots des chevaux.
Tentant de se remettre sur pieds, il posa un genou à terre tout en s'appuyant des mains dans la fange, et stoppa soudain son rétablissement en reconnaissant avec effroi des ossements au contact de ses doigts. Il comprit à leur forme caractéristique et leur taille qu'il s'agissait d'os humains, et palpa avec horreur un tibia suivi d'un crâne aussi durs et rêches que du vieux bois. Se redressant totalement à présent, scrutant des yeux l'espace autour de lui, il crut distinguer des lambeaux de vêtement parmi les feuilles trempées et le petit bois qui jonchaient le fonds de la fosse. Il tâtonna alors du bout d'une chausse sous le tapis végétal, d'un mouvement en demi-cercle, et ce qu'il dégagea lui ôta ses derniers doutes : il piétinait un ossuaire.
Roman se redressa brusquement et s'immobilisa sous l'orage; ses jambes flageolaient. Il leva les yeux vers le bord de la cuvette et distingua deux cavaliers arrêtés. Il les vit descendre de cheval et commencer à manœuvrer pour le rejoindre avec précaution. Il perçut soudain comme un mouvement derrière lui et se tourna vivement vers ce nouveau danger.
Tout d'abord il ne vit rien, puis ses yeux s'habituant peu à peu à la pénombre, il distingua des formes longues et noires surgissant parmi les arbres, filets rampant se regroupant devant lui en une masse grouillante. Essayant de comprendre ce que ses yeux enregistraient, il fixait le phénomène et restait interdit, ne sachant comment réagir.
Alors, une ombre furtive parmi les ombres, s'extirpa en rampant des profondeurs de la terre à travers les racines monstrueuses d'un tronc géant et se mit debout. Elle semblait avoir forme humaine.
Roman se tourna vers le nouvel arrivant, mais il ne put distinguer son visage, presque entièrement dissimulé par la nuit et un capuchon. Soudain il entendit un sifflement bas et prolongé émis par la forme ténébreuse.
Aussitôt il prit conscience d'un vaste mouvement dans sa direction et il réalisa brusquement avec horreur qu'il s'agissait de la course d'une multitude de petites pattes raclant le sol. L'immense nappe mouvante se précipita avec fluidité sur lui. C'était des rats, un tapis de rats, des milliers de rats. Les mains levées vers son visage pour se protéger, le malheureux recula en titubant, tomba, se releva et trébucha à nouveau. Les rats fondirent sur lui et le recouvrirent à une vitesse effrayante.
Arnaud et Fageol venaient d'arriver en bas ; hypnotisés par l'horreur, ils contemplaient la scène à travers le rideau de pluie: la victime se débattait en hurlant, elle bascula et se roula au sol en gesticulant pour échapper à la torture des morsures. Ses bras surgirent dans un dernier sursaut comme pris dans la mélasse, puis très vite ses cris furent étouffés sous la meute. Arnaud entendit Fageol prononcer ces mots derrière lui : " Mon Dieu ! Mais que… ! ". Enfin la mort rampante s'écarta comme à regret, s'effilocha en multiples ruisseaux et disparut par où elle était venue. La forme humaine les observait sans bouger, telle un oiseau de proie. Moins de vingt pieds les séparaient. La pluie cessa soudain, un nuage s'effaça et la lumière blafarde pénétra les arbres, caressant l'apparition. Il s'agissait apparemment d'une femme. Ils se dévisagèrent sans rien dire longuement. Boniface crachait nerveusement tout en sautant d'une épaule à l'autre de Fageol, tout son corps tendu vers la tuerie ; puis le rat cessa tout à coup son manège et tendit son museau aux moustaches frémissantes du côté de la femme.
Elle était là, si proche d'eux, attendant ils ne savaient quoi.
Elle fit alors quelques pas dans leur direction, comme un spectre langoureux ; ils restèrent pétrifiés : sous le capuchon indistinct qui encadrait la tête pointait un museau allongé, un long museau caractéristique de rat. Ils ne pouvaient voir totalement ses traits en raison de la pénombre, mais ne le désiraient pas. A présent ils ne désiraient que partir, fuir le lieu, mais Arnaud ne bougeait toujours pas, craignant par le moindre geste de provoquer une nouvelle ruée des rats.
Heureusement la femme-rat s'arrêta, tendit de longs bras en direction de Fageol et fit tourner lentement ses mains, formant des signes délicats dans la nuit. En même temps, elle émettait un son sourd et envoûtant, comme une prière. Manifestement elle s'adressait à Boniface, car celui-ci réagissait en lançant de petits couinements répétés, tel un chien de chasse qui a repéré une proie mais n'ose s'écarter de son maître. Cessant enfin ses imprécations, elle pivota vers l'amas de chairs et de vêtements sanguinolents abandonné par les rats et s'en approcha. Elle se figea prés du mort, se baissa pour ramasser une branche cassée et dégagea la coupe dorée qui brillait sous la pâle lueur lunaire. Elle le fit ainsi rouler sur le sol en l'écartant du corps, puis sans un regard pour les hommes qui guettaient ses gestes, elle émit à nouveau le son si caractéristique et partit d'un pas traînant vers le chêne imposant d'où elle avait émergé.
Arnaud comprit. Il prit une profonde respiration et marcha vers la coupe dorée en évitant de regarder au-delà. Il se pencha, récupéra l'objet sacré d'un geste précis et l'enfoui sous sa cape, puis tourna son regard vers la femme-rat tout en se redressant.
Celle-ci ne manifestait aucune hostilité à leur égard ; la masse noire immobile et attentive l'entourait de toutes parts. On entendit le vent souffler dans les hautes branches des arbres. Il faisait vraiment froid.
Alors Arnaud fit quelque chose qui étonna Fageol, demeuré sans bouger pendant cette étrange scène, transi de froid et d'épouvante : il entrouvrit son manteau, détacha la sacoche qu'il portait à la taille, l'ouvrit et en sortit quelque chose emmailloté dans un tissu épais qu'il déposa devant lui, tout en fixant la femme. Lentement, il écarta les pans du tissu et découvrit un peu de nourriture : apparemment des galettes de froment, un morceau de viande de bœuf, et autre chose qu'il ne put identifier.
Se relevant, Arnaud fit un signe de tête à sa vis à vis - échangèrent-ils un regard ? Fageol ne pouvait le voir de part sa position - et s'en alla retrouver l'écuyer. Puis s'en un mot, sans se retourner, les deux intrus en ces lieux repartirent en grimpant la pente boueuse.