Conte pour adulte rêveur : La
bergerie.
Il se faisait tard et le promeneur était vieux
et fatigué. Le soir allait bientôt venir. Depuis longtemps
déjà nul ne croisait plus sa route. Il aurait dû
faire demi-tour depuis longtemps, reprendre le long chemin qui avait
mené ses pas jusqu'à ce coin perdu de bord de mer, cette
anse ceinte de collines rocheuses. Il aurait dû retrouver sa voiture
et rentrer à l'appartement ; mais rien ni personne ne l'attendait.
L'endroit l'enchantait et il ne désirait qu'une chose : prolonger
l'instant présent.
En parcourant les roches son regard devina des ruines un peu plus haut,
à travers les branches grises d'un arbre déraciné.
Un étroit sentier semblait y conduire. Le bâtiment n'était
pas signalé sur sa carte.
La façade au toit écroulé ne comportait qu'une
arche de pierre pour entrée, si basse et encombrée par
les éboulis et les herbes folles qu'il dut se courber pour y
pénétrer. A l'intérieur il reconnut le cloisonnement
en partie détruit et comprit qu'il s'agissait d'une ancienne
bergerie. La nature avait reprit ses droits et envahi les lieux.
Il dégagea un espace pour installer son duvet, s'allongea et
s'endormit de suite, les yeux tournés vers les étoiles,
en compagnie des cris stridents des cigalas.
Cette nuit-là, une voix douce lui murmura ces
mots à l'oreille :
- S'il te plait, demeure sept nuits en ce lieu, tu ne le regretteras
pas.
Elle lui indiqua ensuite une source cachée dans une grotte et
le chemin menant à un ancien verger aux fruits sauvages.
A son réveil, une brebis broutait devant l'ancienne bergerie
l'herbe perçant entre les roches éclatées, striées
par les pluies, les vents et le soleil. Il lui caressa lentement le
museau, l'animal se laissant faire. Puis, ne sachant pas vraiment pourquoi,
il la mena à la source. Il y passa la journée à
faire provision de fruits. Parfois, il s'asseyait un instant sur une
pierre chaude pour admirer la mer aux reflets si changeant.
Le soir, fatigué mais heureux, il s'endormit du sommeil du juste,
le gémissement lancinant du ressac le berçant inlassablement.
Levé au petit matin il découvrit le spectacle de l'aube
dévorant les ombres de la nuit. Il occupa sa journée à
contempler son nouveau royaume.
Le lendemain une nouvelle brebis apparut, et il en fut ainsi six matins
de suite.
Au septième jour la septième brebis l'attendait. Ses yeux
étaient différents ; bleu turquoise, ils scintillaient
de douceur. Et l'homme entendit alors de sa bouche la voix si douce
rêvée la première nuit.
La brebis le remercia d'avoir sauvé ses surs et lui raconta
l'histoire suivante : " Un jour un pêcheur qui avait famille,
ne trouvant plus de poissons sur ses lieux de pêche et désespéré
par la faim vint à s'aventurer loin de chez lui et parvint en
cet endroit. Le poisson y était abondant et le pêcheur
en fit bonne provision.
Une sirène vivait en ces eaux avec ses compagnes et par malheur
le pêcheur la vit à la tombée de la nuit et en tomba
éperdument amoureux.
Il revint avec de longs filets, prit ses quartiers dans la bergerie
abandonnée et encercla la crique. Il réussit à
attraper six sirènes mais ce n'est qu'au septième jour
que celle qui hantait ses nuits se retrouva en ses filets. Elle le supplia
de les relâcher, elle et ses surs. Mais le pêcheur
amoureux avait oublié épouse, enfants, maison et perdu
la raison devant tant de beauté.
Il fut sourd à leurs pleurs et se contenta de leur apporter eau
et poissons.
Alors la sirène refusa toute nourriture et s'abandonna à
la mort.
Le pêcheur fut envahi par le chagrin, puis son désespoir
se transforma en rage.
Il égorgea les sirènes, le sol se teinta de rouge, et
enterra leurs corps dans la bergerie sous un amas de pierres. Puis se
dirigea vers la mer et disparut dans les flots ".
- Veux-tu nous accompagner jusqu'au rivage ? lui demanda
alors la brebis aux yeux clairs.
L'homme prit un peu d'eau de sa gourde et la présenta au museau
de l'animal.
Ils descendirent le sentier. L'air était encore frais et rien
ne troublait l'incessant voyage de l'écume sur les galets. Les
bêtes entrèrent l'une après l'autre dans l'eau et
s'enfoncèrent calmement dans les profondeurs.
Celle qui lui avait parlé entra la dernière et disparut
à son tour. L'homme attendit. Soudain une chevelure dorée
traversa la surface et le visage de la sirène rayonna au dessus
de l'étendue bleue.
- Ne veux-tu pas venir, toi aussi ?, lui-dit-elle.
Alors le vieil homme s'enfonça à son tour dans les flots.
Son corps fut rejeté sur les rochers quelques
jours plus tard. On retrouva son sac dans la bergerie, avec sa gourde,
son duvet, sa carte et son portefeuille. Apparemment rien ne manquait.
Conformément à ses souhaits son corps fut incinéré.
Un dimanche soir à l'heure de l'Angélus, le soleil embrasant
les bas nuages, un ami vint disperser ses cendres là où
les rochers l'avaient recueilli.